Rétrospective André Téchiné
André Téchiné naît en 1943 à Valence d’Agen. Monté à Paris sur ses vingt ans pour se lancer dans le cinéma, il échoue à l’entrée de l’Idhec le jour même où il apprend que son premier papier, une critique de La Peau douce de François Truffaut, sera publié dans Les Cahiers du cinéma. Le destin a parlé, il devra suivre l’itinéraire des illustres aînés et fera ses premières armes cinématographiques en écrivant sur les films des autres. Son premier long métrage verra le jour en 1969, Paulina s’en va. Incompris, froidement accueilli, il ne verra les écrans que six ans plus tard. Mais qu’importe aujourd’hui, André Téchiné était alors bien à l’œuvre. Une œuvre qui connaît maintenant une vingtaine de films, marquant forcément (ou marqués par) des périodes différentes mais tous absolument cohérents dans leur ensemble. Cohérents dans leurs thèmes. Cohérents surtout par rapport au système narratif original qu’ils dévoilent.
Téchiné, c’est d’abord et définitivement ce qu’en disait Roland Barthes dans un article publié dans le Monde : Ce qui est bon…, à propos de Souvenirs d’en France et qui pourrait s’appliquer à toute sa filmographie : « C’est un art plus elliptique qu’allusif, très lisible et cependant libre de tout préjugé narratif (donc un peu fou). On a félicité André Téchiné d’amener au cinéma un nouvel art romanesque. Oui, le roman est là ; non pas à titre de genre narratif ou de pathos psychologique, mais par une nécessité de langage : Téchiné sait que les genres ne sont pas bons ou mauvais en soi, mais que chacun est lié à quelque grande structure de l’histoire humaine. Le récit de Téchiné est cependant très pervers : d’une part, les épisodes, coupés les uns des autres, sont absolument signifiants : ce sont des moments prégnants, comme le voulait Diderot, ou des traits du gestus social, comme le voulait Brecht ; d’autre part, ces épisodes sont si nets, si séduisants, qu’ils créent ce que l’on pourrait appeler des trous de narration ; or, paradoxalement, ce sont ces trous qui font marcher et signifier l’histoire, sans l’emprisonner dans une temporalité progressive (et fallacieusement progressiste) : le temps n’est plus un leurre. […] Transmuter au lieu de faire vieillir, c’est empêcher que les choses « prennent », s’engluent et s’aliènent dans le leurre du destin, la névrose du temps : ce qui « se développe » (comme on dit), s’immobilise. Le mot le plus sérieux du cinéma est : Coupez ! Ce mot donne la clef d’un ton : l’ironie d’André Téchiné est très paradoxale : c’est une ironie dont le secret ressort est la noblesse : elle empêche la méchanceté de consister, elle la détache de la lucidité, comme une peau inutile, elle déjoue légèrement, et si l’on peut dire, amicalement, ce peu de paranoïa qui règle ordinairement la production des oeuvres intelligentes ; en un mot, elle a pour fonction de mettre dans un spectacle, qui pourtant n’est dupe de rien, une sorte de générosité. Nulle caricature, rien que des distances rapides, des zooms de langage : rien n’est imité, seulement déplacé (ce n’est pas à sa place) ».
Téchiné, c’est l’après Nouvelle Vague. L’après Garel et Eustache qui s’inscrivaient directement dans la filiation. La génération de Doillon et Pialat ; pour donner des repères. Au départ, jusqu’à Hôtel des Amériques, Téchiné est dans un cinéma contre. Une période dite de « stylisation » par rapport au « naturalisme à la française » ou « nouveau naturel » – le cinéma de Claude Sautet – qui imposait alors sur les écrans français ce que Serge Daney appelait ses « posters sociologiques ». Téchiné, lui, refuse le mimétisme du réel. Il le reconstruit, cherche à l’élucider et le ranimer. Et pour cela joue avec les codes et les genres, distille du fantastique dans le drame, s’amuse avec la notion de double, s’invente un style et une approche hérités du réalisme magique propre à la littérature sud-américaine. Un dispositif qui pourrait sembler avant tout conceptuel, formaliste, d’un cinéma pour le cinéma, mais que Téchiné enrichira de films en films, en l’épurant, en s’intéressant moins au cinéma et davantage aux gens, en demandant plus à ses acteurs (et l’on sait que la direction d’acteur est une des grandes qualités qui font sa renommée). En terme technique cela se traduit par un glissement progressif de l’usage du plan séquence à un dispositif à deux caméras : amoindrir l’effet de maîtrise et laisser plus de champ libre aux acteurs. En terme narratif cela se traduit par un processus d’incarnation : le passage de personnages du type du Horla (le double dans Barocco où Depardieu interprète deux personnages différents, le fantôme d’un amour mort dans Hôtel des Amériques, le personnage quasi mort-vivant joué par Lambert Willson dans Rendez-vous, le criminel évadé dans Le Lieu du crime) à un type de personnage « hors là » (pas à sa place ou qui ne trouve pas sa place) : Les Roseaux sauvages, J’embrasse pas, Les Innocents, Ma saison préférée, Loin.
C’est autour de cette notion d’incarnation (personnage incarné ou pas donc, mais qui est toujours un révélateur à la manière du Théorème de Pasolini) que viennent se greffer les principaux thèmes que Téchiné fouille : le lien familial ou amoureux et la relation au monde. Mais ce sont surtout le lien et les relations entre les films qui en procurent le plus grand plaisir, un peu à la manière, si l’on devait lui trouver un pendant, de Roberto Bolaño en littérature, qui interroge et joue avec le récit tout en créant un véritable réseau, particulier et complètement autonome, mêlant des éléments biographiques à la fiction, travaillant le passé comme une construction du présent, comme si chaque film était le précédent, le passé, reconstruit au présent : qui n’est chaque fois ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Ainsi, Pierre dans J’embrasse pas monte-t-il à Paris dans le but de devenir acteur. Ainsi, Nina, dans Rendez-vous en fait-elle autant. Ainsi, Romain dans J’embrasse pas est-il inspiré de Roland Barthes qui jouait lui-même dans Les Sœurs Brontë. Ainsi Catherine Deneuve, avec six films faits ensemble ne serait-elle pas un personnage devenu à part entière et à considérer dans l’ensemble de ces six films. Ainsi, dans J’embrasse pas, Les Innocents et Loin retrouve-t-on un personnage dénommé Saïd. Ainsi dans Loin retrouve-t-on les Serge et François des Roseaux sauvages incarnés par les mêmes acteurs plus vieux, mais qui n’ont pas l’âge que leur personnage devraient avoir s’il s’agissait d’une vraie suite…
Une rétrospective qui invite à l’immersion comme quand on plonge dans un roman et que l’on ne pense, tant qu’on ne l’a pas terminé, qu’à y revenir.