Savants fous
Cinglés de l’éprouvette, maniaques du bistouri ou dérangés de la clé à molette, ils ont fait du cinéma un laboratoire à fantasmes scientifiques. Redonner la vie. Devenir invisible ou tout simplement quelqu’un d’autre… Changer de cerveau ou retrouver un visage… Mettre au point un rayon qui change la perception du monde, concocter un gaz de la mort, ou de l’humour, pour changer tout simplement le monde… Tester en pionniers la téléportation qui fera le succès de Mr. Spock… « Ils », les savants. Toujours animés de bonnes intentions. Ou presque. Et toujours rattrapés par la folie ; en grain ou furieuse.
Amusant ou inquiétant, le savant fou s’est imposé comme un personnage cinématographique à part ; devenu à lui seul un sous-genre du cinéma fantastique, lorgnant parfois vers la parodie mais sans jamais perdre de vue un esprit critique envers les tendances mégalomanes de l’Homme. Car, plus que la science, physique ou chimie, ce sont les sciences humaines que révèlent dans leur laboratoire les savants fous. De l’équilibre mental de celui qui se veut au-dessus des lois – de l’homme et de la nature – aux résultats de ses expérimentations : une transformation corporelle, une hybridation qui a à voir aussi avec le cinéma.
Le chef de file incontestable de cette communauté scientifique est bien entendu le Docteur Frankenstein (Chair pour Frankenstein ici, pour l’aborder davantage dans son étrange monstruosité, au sens cornélien de la chose). Le maître. Notre maître à tous (d’un point de vue cinéphilique). Le docteur a une obsession. Il veut donner la vie. Redonner la vie, plutôt, à partir de morceaux de cadavres disparates rassemblés pour donner le jour à une créature qui s’approche de l’humain. De la couture. Un orage. Un éclair. Un flash de lumière. Et « It’s alive ! » Oui, la créature vit. Mais elle échappe au contrôle de son créateur.
Ne serait-ce pas là une métaphore du cinéma ? Une création de l’homme, un cinéaste comme savant-démiurge qui assemble des éléments différents (des plans, des images et des sons), qui cherche à approcher de l’humain en le reproduisant, en le reconstruisant, en en donnant une image. Et une création / créature, le film, qui finit par lui échapper…
On pourra y trouver quoiqu’il en soit une idée de la programmation, de l’acte de programmer des films : montrer comme monter et regarder des films dans un ensemble qui finit par nous échapper. Des apprentis sorciers qui cherchent ou éprouvent des formules, la Cinémathèque étant bel et bien un laboratoire cinématographique, et se retrouvant spectateurs comme cobayes – le savant fou ayant généralement tendance à tester ses trouvailles sur lui-même.
Et pourquoi ne pas glisser de la couture de Frankenstein à la suture de Jean-Pierre Oudart (Cahiers du cinéma n°111 et 112) appliquée à la programmation. Après tout soyons fous. Rendre visible l’invisible (l’absent ?) : Les Aventures d’un homme invisible, L’Homme sans ombre. Réunir dans leur opposition le signifiant et le signifié, au-delà de la question du bien et du mal – les différentes versions des Docteur Jekyll et Mister Hyde (Le Chevalier de la nuit, Docteur Jerry et Mister Love, Le Testament du Docteur Cordelier) – jusqu’à les brouiller et les embrouiller : Cerveaux de rechange, L’Île du Docteur Moreau, La Mouche. De quoi en perdre la tête (Britannia Hospital).
Les films de savants fous ne seraient-ils pas alors, en les abordant par l’abstraction, tout simplement des films qui interrogent les procès du cinéma ? Après tout le Docteur Tube (La Folie du Docteur Tube) apprenait à maîtriser la lumière (la photographie), un rayon que René Clair (Paris qui dort) utilisait pour provoquer le mouvement dans un temps et un lieu figé (la projection), quand Franju (Les Yeux sans visage) dans sa quête de visage, dans sa perte du visage, finalement n’exacerbait que le regard. Le reste n’étant que lecture, manière de lire un film, voire le cinéma.
N’y aurait-il donc pas, à travers les expérimentations de ces savants fous, une forme d’énoncé du cinéma par lui-même ? C’est l’approche, certes délirante, que nous vous proposons. On pourra aussi regarder chacun de ces films pour ce qu’ils sont, des divertissements, et prolonger ainsi quelque peu la période estivale agonisante. À chacun de voir comme il l’entend.
Franck Lubet
responsable de la programmation
(À noter que les savants fous de la Universal ayant fait l’objet d’une programmation, « Les Monstres de la Universal », il y a trois ans n’ont pas été retenus pour cette expérience.)
Retrouvez la programmation « Savants fous » dans l’émission « N’oubliez pas l’ouvreuse » diffusée tous les mercredis à 19h20 sur Radio Présence.