Bertrand Bonello
Est-ce parce qu’il est autodidacte ?… Bertrand Bonello vient de la musique, n’a pas fait d’école de cinéma et, si on veut l’en croire, ne savait pas quand il réalisa son premier film qu’un champ-contrechamp comprenait deux plans. Est-ce, donc, parce qu’il est autodidacte qu’il est un des cinéastes français les plus originaux du moment ? Ou plutôt, est-ce parce qu’il est musicien avant d’être cinéaste que son cinéma sonne si bien ? Opératique, comme on peut dire quand un film frappe par l’élégance et l’ampleur de sa mise en scène ; par son classicisme aussi.
De la musique. De l’importance de la musique dans le cinéma de Bonello. D’un opéra qui n’existe pas (Sarah Winchester, opéra fantôme) à My New Picture, album de cinéaste où le récit repose entièrement sur la musique, en passant par la captation d’un tour de chant live (Ingrid Caven, musique et voix). Du choix des musiques additionnelles, véritables contrepoints émotionnels ne craignant pas l’anachronisme (L’Apollonide), jamais pour illustrer ou combler, toujours pour dire au contraire. Et puis avec la musique, la danse (on danse beaucoup dans les films de Bonello, à plusieurs mais toujours seul). De l’esprit au corps, de l’indicible au visible. La musique est là. Elle est présence. Elle est primordiale. Dès le départ. Ou plutôt au commencement, puisque Bonello, qui compose lui-même ses bandes originales, les écrit en même temps qu’il écrit le scénario. Prélude au récit, moteur du mouvement des films.
De la musique. De l’importance de la musicalité du cinéma de Bonello. Dans le récit. La manière dont il mène le récit. Dans le tempo de chaque séquence et comme elles s’enchaînent. Un montage pensé comme une partition musicale. Pour regarder le monde comme on écoute la musique. Poser un autre regard. Avec l’oreille. Jusqu’à convoquer à travers Tiresia, dans sa fascinante impureté, une incarnation symbolique du cinéma à laquelle un poète obsédé par la copie ôtera la vue. Crever les yeux du cinéma pour qu’il y voie mieux. De l’intérieur, comme enfermé dans une maison close (une salle obscure ?). Pour y voir au-delà des apparences. « L’original est vulgaire, dira le poète de Tiresia. À cause de son passé. Ce n’est qu’un essai, une tentative. Parce que l’illusion d’une chose n’est pas cette chose, la copie est parfaite. Comme je la vois. Comme je la sens ». Terranova, se nomme le poète. Et ses mots sonnent comme un acte de foi au cinéma. Une terre neuve ? Tel est en tout cas le cinéma de Bonello. Un nouveau territoire cinématographique. Un monde clos. Et donc cohérent. Un monde fermé sur lui-même. Comme une boucle. Où l’on revient au même point, mais pas tout à fait le même (De la guerre). Comme la boucle en musique. Voir, dès le générique de Quelque chose d’organique, dès le deuxième plan, ce qui devrait être le dernier plan du film et que l’on ne reverra pas à la fin, nous amenant à revenir mentalement au début. Voir la dernière séquence de L’Apollonide comme un remix contemporain du bordel 1900. Regarder la dernière partie de Nocturama comme un mix avec la première, les exécutions vues sous des angles différents fonctionnant comme des scratchs visuels. Dans chacun de ses films, le récit est bâti comme une boucle musicale. Et chacun de ses films, s’il se clôt sur lui-même, s’intègre parfaitement aux autres, avec ses teintes propres, ses nappes, mais dans l’harmonie de l’ensemble, comme les différentes pistes d’un disque font un album. D’un morceau à l’autre, on y retrouve des thèmes, des motifs. L’enfermement, le repli vers l’intérieur, comme pour y recréer une réalité parallèle, plus réelle que celle du monde tapi dans le hors champ : la maison close de L’Apollonide, le château de la secte dans De la guerre, la maison bourgeoise / plateau de tournage dans Le Pornographe, le grand magasin dans Nocturama… Parce que l’on est bien dedans ou pas très bien dehors (Quelque chose d’organique). La recherche du lieu clos comme la boucle fait le récit. Comme se clôt aussi une période historique : la peinture d’une fin d’époque pour Nocturama, L’Apollonide ou Saint Laurent (pour lequel on ne s’étonnera pas de retrouver le viscontien Helmut Berger). On y trouvera des samples : le remake d’une fameuse scène d’Apocalypse Now dans De la guerre, la poupée mécanique dans L’Apollonide (cf. Le Casanova de Fellini), ou la récurrente présence du masque (De la guerre, L’Apollonide ou Nocturama), de ce qu’il révèle en cachant… Et puis comme des samples, surtout : le double et la dualité. Le double cinéaste (Le Pornographe, De la guerre). La dualité : l’impossibilité de faire un à deux, si ce n’est par l’artifice du cinéma – un même acteur qui joue deux personnages différents (Laurent Lucas dans Tiresia, Asia Argento dans Cindy: The Doll Is Mine) ou un même personnage incarné par deux acteurs (Gaspard Ulliel et Helmut Berger dans Saint Laurent). Fondre l’un dans l’autre. Le classicisme et la modernité. En vase clos. En vase communicant. Apparaître et disparaître l’un dans l’autre. L’art du sample et de la boucle. Faire, et ne pas faire, un. Siamois. « J’ai créé un monstre et maintenant je dois vivre avec », dit Saint Laurent à une cliente. Et Saint Laurent, c’est moi, a dit Bonello. Il est beau votre monstre, répondit la cliente à Saint Laurent. L’album cinéma de Bonello est tout aussi monstrueux.
Franck Lubet, responsable de la programmation