Justice
Justice. Un pur sujet de cinéma. Un espace cinématographique également. Qu’elle soit sujet de documentaire ou de fiction, la justice fascine le cinéma. Les affaires. L’appareil judiciaire et son fonctionnement, ses rouages, ses arcanes. Le tribunal : lieu de parole, espace de réflexion sur la société, et scène de tragédie, vecteur de drame. Photogénique, cinégraphique, les yeux pas toujours bandés, la justice est abondamment représentée par le cinéma (malgré ses 25 titres présentés, cette programmation n’en offrira qu’un petit aperçu). Il est même allé jusqu’à en faire un genre : le film de procès. Du code (pénal) aux codes (cinématographiques), quelle justice pour le cinéma ? Ou, la justice prise dans l’étau du cinéma. Entre le marteau et l’enclume. Entre la bonne cause et les bonnes recettes. Du film à thèse au cinéma de genre.
Au premier chef, il y a le goût des affaires. Le cinéma est comme ses spectateurs, lecteur de la presse, avide de faits divers et d’affaires scandaleuses. Il aime ce que l’on appelle les feuilletons judiciaires. Et il s’y connaît en feuilleton. Il sait reconnaître un bon sujet. Et comme ses spectateurs il faut qu’il ait son mot à dire. En cela, la justice, comme le football d’ailleurs, rejoint le cinéma. « Tous les Français ont deux métiers : le leur et critique de cinéma », disait François Truffaut. De même, nous cumulons à nos métiers celui de juge, comme celui de sélectionneur de l’équipe de France de foot. Le cinéma, dans son effet de miroir de la société, n’échappe pas à ce réflexe. Surtout quand à travers la question judiciaire, c’est le politique qui pointe – L’Ivresse du pouvoir où Chabrol, sur la base de l’affaire Elf, plonge son regard entomologiste dans les arcanes d’une justice aux prises avec le pouvoir exécutif, mais déjà, dès les débuts du cinéma, l’affaire Dreyfus qui voyait le cinéma prendre part à la bataille sous la forme d’actualités reconstituées : L’Affaire Dreyfus (1899) de Méliès, dreyfusard de la première heure, ou, sous le même titre et à voir ici, la version (interdite au nom du maintien de l’ordre) de Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet réalisée pour Pathé en 1907 après la réhabilitation du Capitaine. Le cinéma aime les affaires judiciaires retentissantes : Le Pull-over rouge, sur l’affaire Ranucci guillotiné en 1976 pour l’enlèvement et le meurtre de la petite Maria-Dolorès Rambla, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, parricide du milieu du XIXe siècle étudié par Michel Foucault… Le cinéma aime rejouer des grands procès : Jugement à Nuremberg, défilé de stars hollywoodiennes, ou Le Procès de Jeanne d’Arc, à l’inverse tout en rigueur bressonienne (voir aussi sur le poste de consultation INA de la bibliothèque, avec un Piccoli tout jeune, L’Affaire Lacenaire, étonnant procès reconstitué pour la série télévisée des années 1950, En votre âme et conscience). Le cinéma aime mettre en scène des procès. Il faut dire que le prétoire offre un espace dramatique des plus intéressants. Confrontation victime / accusé, effets de manches, doutes, rebondissements et retournements de situations. Le cinéma américain en a fait un genre à la croisée du film noir et du film à thèse – le film de procès : Autopsie d’un meurtre, M, Douze hommes en colère, Furie, Le Procès Paradine, Du silence et des ombres, Le soleil brille pour tout le monde… Jusqu’aux limites du cinéma de genre (le film de vengeance) – plus musclé, plus explosif, plus violent, plus ambigu aussi, adepte d’une justice expéditive : La Nuit des juges, La Jeune Fille et la Mort, Pale Rider ou encore Judge Dredd (voir Extrême CinémaThèque). Un genre, c’est-à-dire que le cinéma aurait fini par plier la justice à ses codes, qu’il l’aurait réduite à un réservoir à scénarios, à une boîte à ressorts scénaristiques, jouant avec ses notions. C’est peut-être le prix à payer de cette fascination. La justice reste néanmoins au-dessus des lois du cinéma, au-delà des codes cinématographiques. Parce qu’elle est avant tout un idéal. Et qu’elle est en même temps humaine, avec les qualités et les défauts des hommes. C’est là que le cinéma devient passionnant. Parce qu’il exprime la difficulté et la complexité de juger. Parce qu’il peut mettre au même plan Le Juge et l’Assassin, nous rappelant que Nous sommes tous des assassins. Parce qu’il met dans le même plan prévenu et substitut du procureur : Délits flagrants de Raymond Depardon (à voir avec Juvenile Court de Frederick Wiseman) ou 10e chambre, instants d’audience. Le documentaire, justement, parvient à nous rendre la mécanique de la justice. Ses rouages administratifs et les fossés sociaux auxquels elle se heurte. Le quotidien de la justice – la violence des lois contre la violence de la rue, est-il dit dans La Fabrique des juges. Mais aussi l’extraordinaire, à travers le portrait de Maître Vergès (L’Avocat de la terreur) ou la mémoire pour justice (Le Cas Pinochet). Le documentaire donne une vision pragmatique de la justice. Il la saisit dans sa pratique. La fiction, plus théorique, quand elle ne se pose pas en plaidoyer (contre le racisme, contre la peine de mort, contre le lynchage…), interroge quant à elle la notion de culpabilité. Entre l’enclume et le marteau. Où s’arrête la justice et où commence l’injustice…
Franck Lubet, responsable de la programmation