Les Frères Coen
Le cinéma américain pensait tenir sa fratrie définitive avec les frères Warner, le quartette qui donna le « LA » des studios avec leur puissante Warner Bros. C’était avant que ne débarquent, au milieu des années 1980, deux frangins sortis de nulle part sinon de leur Minnesota natal. Deux jeunes dégageant une désinvolture adolescente, aussi impertinents et complices que les sardoniques Eckel et Jeckel. Deux petits nouveaux qui, en trente ans de cinéma, allaient complètement se réapproprier le terme « frère » quand on parle de cinéma américain. Comme une marque, une appellation contrôlée, une valeur sûre et universelle connue de tous. Les frères Coen : cinéma indépendant, losers magnifiques à la John Huston, humour noir et cartoonesque, références cinéphiliques, répliques et scènes cultes. Un cinéma jouissif.
Depuis Sang pour sang, leur premier film sorti en 1984 comme un pavé dans la mare, marquant avec d’autres le renouveau du cinéma indépendant américain, les frères Coen ont fait du chemin, passant de ce qui tenait du prototype brillamment bricolé dans un garage à une machine de compète parfaitement huilée. Sundance, Palme d’or, Oscar…, les frères Coen ont raflé les prix les plus prestigieux sans jamais céder aux modes ni aux sirènes de Hollywood. Et sans jamais décevoir leurs spectateurs.
Ils ont développé un système indépendant mais aussi efficace qu’un studio en mode petite entreprise. Les Frères se partagent les tâches. Siamois au travail, ils écrivent, ils réalisent, ils produisent (Mike Zoss Productions, c’est eux) et ils montent eux-mêmes leurs films sous le pseudonyme de Roderick Jaynes. Il ne manquerait plus qu’ils se créditent de la musique et des rôles principaux pour les croire aussi mégalos qu’un Vincent Gallo. Mais il s’agit bien d’un duo et c’est bien un esprit de famille qui anime leur petite entreprise. Une famille d’acteurs d’abord, avec au premier rang Frances McDormand (épouse de Joel), mais encore les incontournables John Goodman, Steve Buscemi, John Turturro, George Clooney, Billy Bob Thorton, Jeff Bridges… qui passent régulièrement devant leur caméra comme les Français aiment aller jouer chez Mocky. Fidèles de la famille Coen sont également le compositeur Carter Burwell (de toutes leurs bandes originales) ou le directeur de la photo Roger Deakins, qui a éclairé pas moins de douze films sur les dix-sept longs métrages que compte leur filmographie. Une vraie famille, comme un petit studio au temps des pionniers. Et un univers cohérent. La Coen Bros.
Pourquoi tant insister sur le côté « studio » alors que leur cinéma est résolument indépendant ? Parce qu’au-delà des attributs qui nous sont familiers dans leur cinématographie, le rapport des Coen à Hollywood, et plus particulièrement au cinéma classique, semble bien, au fil des films, être le véritable moteur de leur production. Ave César !, Barton Fink et, dans une mesure plus allégorique, Le Grand Saut ont directement à voir avec Hollywood et le système de studios. Mais c’est surtout leur manière de relire les grands genres fondamentaux du cinéma américain – polar, comédie, western – qui rend leurs films si savoureux et leur cinéma si passionnant. Entre leurs mains, le film noir se pare d’un neigeux linceul (Fargo), la comédie du remariage se bâtit sur l’art du divorce (Intolérable cruauté), le film de prison bifurque vers l’épopée homérique et la comédie musicale (O’Brother), le thriller psychopathe cache le véritable western (No Country for Old Men) quand ce qui se présente comme western est en réalité une fable (True Grit)… Les Coen jouent avec les codes, détournent les genres, les tordent et les mélangent. Ils les refondent tout en leur rendant hommage. On aime chez les Coen cet art de renouveler les genres tout en (s’)amusant. Un art qui recèle aussi, derrière la farce, une forme de nostalgie pour un cinéma qui n’est plus. Peut-être celui d’une innocence perdue, celle d’avant le Nouvel Hollywood auquel les Coen ne se réfèrent jamais à part éventuellement Burn After Reading. On notera d’ailleurs qu’avec True Grit, ils reprenaient un roman adapté en son temps – celui justement d’un système hollywoodien dépassé – par Henry Hathaway, avec un John Wayne plus que vieillissant. Dans la version Hathaway, on a ce sentiment d’une fin d’époque saisie par quelqu’un qui en a conscience. Le récit est au présent, dans l’action, et se focalise sur Cogburn / Wayne. Dans la version Coen, le Dude chausse les bottes du Duke comme enfant on joue à comme si. Le récit est un flash-back et son histoire nous est racontée par, et à travers les yeux, d’une jeune fille au moment de l’action, âgée et amputée quand elle nous la raconte – dans le souvenir, c’est-à-dire dans la reconstruction. Ce personnage, à la fois jeune fille et âgée, figure quelque part les frères, et l’amputation, cette part de cinéma américain des années 1930 aux années 1960. Une part, comme un membre fantôme, d’un cinéma qui n’est plus là et que l’on sent encore, qui chatouille les frères. True Grit (à voir avec la version de Hathaway) est une clé pour revisiter le cinéma des Coen. Il révèle que ce que l’on a longtemps apprécié comme une relecture des genres classiques (en casser les codes) tiendrait peut-être davantage d’une entreprise de reconstruction, retrouver une mythologie hollywoodienne.
On pourrait alors s’étonner que cette reconstruction du cinéma classique vienne de la côte Est (leurs bureaux de prod sont à New York) et du cinéma indépendant plutôt que de la côte Ouest et de Hollywood même. Reste qu’il s’agira d’une reconstruction aussi farfelue que les souvenirs reconstruits par la mémoire peuvent être fantasmagoriques. C’est cela, aussi, la Coen Bros.
Franck Lubet, responsable de la programmation