Henri-Georges Clouzot
Entre chien et loup
Revoir Clouzot, c’est retrouver un des personnages les plus sulfureux du cinéma français. Un cinéaste à la noirceur et à la misanthropie légendaires. Un intellectuel perfectionniste et des films extrêmement populaires − qui n’a jamais entendu parler du Salaire de la peur, des Diaboliques, du Corbeau, de Quai des orfèvres … ? C’est retrouver Suzy Delair, Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Louis Jouvet, Brigitte Bardot, Yves Montand, Simone Signoret, Charles Vanel, Bernard Blier… Revoir Clouzot, c’est retrouver une horlogerie cinématographique diabolique, la perversité de von Stroheim couplée à la maîtrise d’Hitchcock. C’est revoir des scènes d’anthologie. C’est tout cela et un peu plus. C’est redécouvrir une œuvre contrastée. Une histoire de contraste et de mouvement. De variation dans le mouvement.
Il y a cette fameuse scène du Corbeau, dans laquelle Pierre Larquey et Pierre Fresnay sont en conversation dans le clair-obscur tranché d’une ampoule nue pendue au plafond. Larquey à Fresnay : « Vous croyez que le bien, c’est la lumière et que l’ombre, c’est le mal ». Donnant un mouvement de balancier à la lampe qui les éclaire, mouvement qui déplace la lumière et l’ombre qu’elle produit. « Mais où est l’ombre ? Où est la lumière ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? » « Littérature, lui répond Fresnay. Il n’y a qu’à l’arrêter », joignant le geste à la parole et se brûlant les doigts… Il y a du Clouzot dans cette scène. De l’homme et de l’ensemble de son cinéma. Il y a peut-être tout Clouzot dans cette scène. Ni dans le rôle du Docteur Germain, ni dans celui du Docteur Vorzet. Dans celui de l’ampoule ?… Dans le mouvement de l’ombre et de la lumière. À la fois marqué et insaisissable. À la frontière. Au-delà du bien et du mal, au-delà de la morale, même si Clouzot a quelque chose de moraliste − pas de moralisateur − dans sa manière de dépeindre des caractères troubles, c’est dans ce mouvement entre ombre et lumière, dans le mouvement de cette dualité, dans le mouvement même et la dualité, que se cherche le cinéma de Clouzot.
« Car le contraste est la base de ma conception cinématographique, dira-t-il, parlant du Salaire de la peur. Dans le scénario comme dans l’action dramatique, comme dans les caractères, comme dans le montage. […] Pour moi, je le répète, la grande règle, c’est porter les contrastes à leur maximum, les “pointes extrêmes” du drame étant séparées par des “zones neutres”. Pour toucher le spectateur, je vise toujours à accentuer le clair-obscur, à opposer la lumière et l’ombre. »
Une conception du contraste, appliquée à chacun de ses films, et qui s’applique également à l’ensemble de son œuvre. Le contraste quand Le Corbeau réussit à se mettre à dos la Propaganda-Staffel de l’occupant nazi et la presse clandestine de la Résistance. Contraste quand on passe de la profonde noirceur du Corbeau_, et de l’Occupation, à Manon et les lendemains de la Libération : « Un véritable hurlement optimiste, écrivait Ado Kyrou, un des exemples parfaits de luminosité que peut revêtir l’amour au cinéma ». Contraste, quand on passe d’une pure comédie tirée d’un classique du boulevard français – _Miquette et sa mère – à l’archétype parfaitement parfait du film d’aventure qui influencera le cinéma américain (rien moins que William Friedkin qui a bien plus qu’un film en commun avec Clouzot) – Le Salaire de la peur. Contraste encore quand, après l’énorme succès des Diaboliques qui lui vaut d’être surnommé le Hitchcock français, il saisit simplement et profondément l’acte de créer en filmant dans un dispositif dépouillé un peintre et sa toile : Le Mystère Picasso. Ou quand on attend des Espions un film à suspense, comme le fut Les Diaboliques, et qu’il donne une comédie absurde et intellectuelle totalement en décalage.
Clouzot cultive le paradoxe. Il rebat les cartes et brouille les pistes. Comme l’assassin du 21 est multiple, comme le corbeau peut être n’importe qui, comme la victime des Diaboliques n’est pas celle que l’on croit… Clouzot aime (se) jouer des apparences. Ce n’est pas tant qu’il oppose l’ombre et la lumière selon sa conception du contraste, mais plutôt qu’il les marie, donnant un cinéma entre chien et loup, quand on ne peut distinguer le chien du loup. Cela vaut évidemment pour les personnages qu’il développe. Mais cela vaut aussi, et principalement, dans la manière de construire ses intrigues. Et dans son évolution. Du jeu des apparences et de l’art de rendre visible. Parce que Clouzot est un cinéaste de la forme. Un cinéaste protéiforme, s’essayant à différents genres, cherchant de nouvelles formes narratives, tant romanesques que picturales. De l’écrit à la peinture. De L’Assassin habite au 21, son premier film, plutôt un film de scénariste (son premier métier au cinéma), à La Prisonnière, son dernier, véritable film d’art moderne. Partant de l’écrit − la plupart de ses films sont des adaptations − pour atteindre le visuel pur, de l’expressionnisme à l’abstrait. En ce sens, Clouzot est un créateur, un expérimentateur qui explore les limites de son art avec l’ambition de le révolutionner. Plus proche en cela d’un artiste que d’un écrivain. C’est à dire moins « auteur », selon le terme emprunté à la littérature, que peintre. Le Mystère Picasso est à ce titre extrêmement révélateur, en en disant finalement plus sur le cinéaste que sur Picasso.
On pourrait alors définir deux parties distinctes dans son œuvre. Deux parties à opposer. Deux périodes. Une première, de L’Assassin habite au 21 aux Diaboliques, figurative. Et une seconde, du Mystère Picasso à La Prisonnière (en comptant le projet avorté de L’Enfer), plus abstraite. Mais on verra que chacune s’éclaire l’une l’autre. Moins dans une opposition des « pointes extrêmes » que dans un mouvement qui tient du glissement progressif. Entre chien et loup.
NB : Clouzot étant un cinéaste très célèbre, tant pour ses films que pour son caractère provocateur et sa réputation de despote, il apparaît dans de nombreux documents audiovisuels très riches d’enseignements. Si certains seront présentés en avant-programme ici, dans le cadre de notre partenariat avec l’INA, beaucoup, par leur durée, n’ont pu être programmés. Ils sont consultables sur le poste de consultation multimédia INA / CNC de notre bibliothèque et nous vous invitons à les découvrir. Notamment les émissions « Lectures pour tous » (du 16/10/1957), « Bibliothèque de poche » (du 11/01/1970) ou « Au cinéma ce soir » (du 22/10/1970).
Franck Lubet, responsable de la programmation
Dans le cadre de la rétrospective Henri-Georges Clouzot, l’ACREAMP et l’ADRC proposent, en partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse, plusieurs projections en région
du 2 novembre 2017 au 14 janvier 2018, présentées par Frédéric Thibaut, membre du service programmation de la Cinémathèque de Toulouse.
Plus d’informations sur www.acreamp.net