R. W. Fassbinder
De la solitude du sprinter de fond… Une quarantaine de films sur une quinzaine d’années. Des pièces de théâtre, dont il est l’auteur, qu’il met en scène, dans lesquelles il joue, des pièces radiophoniques… Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) a produit en très peu de temps une œuvre considérable. Une course – poursuite ? – effrénée qui s’achèvera, comme celle d’Euclès à Marathon, par la mort d’épuisement, une overdose d’énergie consacrée à la vie et à la création. À moins qu’il ne faille interpréter cette disparition brutale comme le refus de Tom Courtenay de franchir la ligne dans La Solitude du coureur de fond de Tony Richardson : un geste anticonformiste. Le dernier d’une longue série qui a émaillé sa furieuse carrière, Fassbinder tenant quand même plus de la rock star que du sportif avec sa moustache, sa clope au bec et son perfecto. De la solitude ? De celle de l’artiste, seul contre tous. De l’individu au centre de tout, surtout de la société, qu’elle soit des arts ou civile, toujours du spectacle. Celle d’un enfant unique qui s’est construit seul, sur, avec, contre et pour les autres. Et pour qui le cinéma serait un rempart. Un refuge, une manière de se protéger qui va devenir une arme.
Fassbinder, malgré quelques courts métrages de jeunesse, c’est d’abord le théâtre. La troupe de l’Action-Theater, un théâtre expérimental sur les ruines duquel il fonde en 1968 l’Antiteater, fer de lance du théâtre contestataire dans la continuation de l’Action-Theater et à la fois, pour le jeune metteur en scène, une source d’inspiration et le socle de sa première période cinématographique. Une communauté de vie et une communauté de travail. Il réalisera une dizaine de films avec l’appui de la troupe de l’Antiteater – de L’Amour est plus froid que la mort à Prenez garde à la sainte putain. Une dizaine de films en deux ans ! Vitesse et boulimie. Il faut faire. Coûte que coûte. Il faut faire. Peu importe le résultat. Il faut faire. Fassbinder est lancé. L’expérience de l’Antiteater fait long feu, mais la méthode est là : une garde rapprochée, d’acteurs et de techniciens, pour une vitesse d’exécution rompue à la profusion créatrice. La reconnaissance suit très vite. L’originalité et le mordant de ses films en font l’égal des Wenders, Herzog, Schroeter, Schlöndorff, Kluge, au sein du nouveau cinéma allemand en pleine éclosion. Du chaos naît l’œuvre. Une œuvre unique qui prend à la Nouvelle Vague française et au réalisme psychologique pour finir par unir flamboyance hollywoodienne et distanciation brechtienne. Le cocktail est détonnant. Il est aussi molotovien. Parce que si la forme du cinéma fassbinderien peut étonner par son apparente disparité, le fond ne manque jamais d’être explosif. Ou de l’art de faire du mélodrame un cinéma politique. Fassbinder s’attaque à la société allemande. Frontalement. Sans craindre de payer de sa personne. Prostitution, racisme, homosexualité (et sexualité plus largement), gangstérisme, toxicomanie, terrorisme… Il met la marge au centre. Il la vit. Pas pour en faire des sujets de société. Pour faire de la société le sujet. Le cinéma de Fassbinder est un miroir tendu violemment à une société qui se cache dans le déni. S’y reflètent les faux-semblants d’une république qui joue des apparences. Le portrait est acerbe, façonné par l’immoralité fascinante d’un Dorian Gray. Autoportrait en autodestruction. Une peinture politiquement incorrecte de la R.F.A.. Une fresque historique saisissante de l’Allemagne de l’Ouest, de la fin de la guerre (naissance de Fassbinder) à la mort du cinéaste, en remontant par le nazisme (Lili Marleen) jusqu’à la République de Weimar (Berlin Alexanderplatz, Despair). Et le paradoxe, et la beauté de cette fresque critique, est qu’en émergent quelques-uns des plus somptueux portraits de femmes que le cinéma ait jamais su nous donner. Maria Braun, Lola et Veronika Voss, pour ne citer que celles de la trilogie BRD (Le Mariage de Maria Braun, Lola, une femme allemande et Le Secret de Veronika Voss).
Revoir Fassbinder aujourd’hui, c’est d’abord retrouver ces portraits mêlés de cruauté et d’empathie. C’est aussi replonger dans cette Allemagne disparue, la R.F.A. (République Fédérale d’Allemagne), du miracle économique bâti sur les restes du nazisme au terrorisme de la R.A.F. (Fraction Armée Rouge). C’est redécouvrir un cinéma politique, engagé corps et âme avant tout contre toute forme de bêtise. Et se demander si malgré un hiatus de trente ans les choses ont évolué. La société. Et l’individu. L’individu dans la société. L’individu face à la société. Et la société vis-à-vis de l’individu. Pas sûr. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il n’y a plus de Fassbinder. Heureusement que son œuvre est considérable. Il l’a réalisée vite et de manière boulimique. Et nous n’avons pas encore fini de la digérer. Elle est toujours à redécouvrir. Action !
Franck Lubet, responsable de la programmation
Bibliographie sélective sur R. W. Fassbinder
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