Marcel Marceau, l’art du mime : de la scène à l’intime
« Je serai mime ou rien » écrit le jeune Marcel Marceau en 1945 dans l’un de ses carnets remplis de dessins, collages et notes. Né d’une famille juive en 1923, Marcel Mangel, après un passage à l’école des Arts Décoratifs de Limoges, fréquente en 1944 les cours d’Étienne Decroux et de Charles Dullin en auditeur libre, entre en résistance sous le nom de Marcel Marceau (qui deviendra son nom d’artiste) et, à la libération de Paris, s’engage dans l’armée pour aller combattre en Allemagne. En 1946, à vingt-trois ans, il a déjà forgé son destin. Mime, donc. Comédien, artiste du silence, poète du geste. Les plateaux qu’il arpente sont ceux du théâtre. Et pourtant les influences du cinéma et les incursions à l’écran feront partie de l’aventure de cet artiste talentueux qui a su adapter la pantomime au théâtre moderne.
En 2016, ses filles, Aurélia et Camille Marceau, déposent à la Cinémathèque de Toulouse toutes les archives audiovisuelles qu’elles conservaient, puis nous confient en 2022 un important fonds de photos, correspondances et archives papier concernant, de près ou de loin, le cinéma. En découvrant dans l’exposition son carnet de bord des débuts ou ses albums de presse, le visiteur peut imaginer l’artiste penché pendant des heures à dessiner, découper, coller des articles de journaux pour composer ses albums personnels. Les photos hors scène dressent un portrait de l’homme derrière le masque, et les documents présentés dans l’exposition, parmi lesquels des objets qu’Aurélia et Camille Marceau ont prêtés pour l’occasion, nous permettent de pénétrer dans l’intimité de Marcel Marceau et de toucher du doigt sa force poétique qui rayonne, avec sa charge émouvante, joyeuse et explosive, telle la fleur rouge qui surmonte son chapeau.
Comme Marceau le raconte, le premier émoi artistique date de ses cinq ans, quand il voit au cinéma Le Cirque de Charlie Chaplin : « Un jour, un nouveau dieu entra dans ma vie ; celui-ci bouleversa tout et décida de ma carrière : il s’appelait tout simplement Charlot. […] Ma vocation se cristallisa ce jour-là : je décidai d’être un acteur à jamais » ; et encore : « Charlot était une idole supra-terrestre, un demi-dieu qui me faisait rire et pleurer […]. Complice, frère de sang, il s’emparait de notre vie, devenait presque une nécessité comme respirer, boire, manger ». Des photos de l’acteur enfant et adolescent nous le montrent dans les habits du Charlot du Kid et d’Une idylle aux champs.
Avec Charlie Chaplin, d’autres acteurs du cinéma inspirent Marcel Marceau : Buster Keaton, Stan Laurel, Harold Lloyd, Max Linder : « Si, à une époque où le parlant n’existait pas encore, on devenait acteur de cinéma muet par nécessité, on pouvait déceler la différence qui existait entre les vrais mimes d’école et ceux qui n’avaient qu’un jeu de sourd-muet […] ». Un autre des moments-clés dans le parcours de Marceau est sans aucun doute lié au film Les Enfants du paradis de Marcel Carné (1945), dans lequel Jean-Gaspard Deburau, le grand Pierrot du XIXe siècle, était interprété par Jean-Louis Barrault. En 1946, le jeune Marceau jouera sur scène dans la pantomime Baptiste l’Arlequin qui dispute à Pierrot l’amour de Colombine, aux côtés de Barrault.
Les premières années d’après-guerre seront dédiées à l’élaboration d’un personnage qui lui collera à la peau toute la vie : Bip. Pendant des mois cette figure flottera dans le brouillard : « J’avais étudié Barrault dans le rôle de Pierrot ; j’aimais le lyrisme de ce personnage qui était lunaire et qui m’avait toujours bouleversé ; […] quant à Charlot, c’était une autre source d’inspiration : musicien, acrobate, danseur, shakespearien, acteur lyrique ou tragique, il m’apparaissait comme une silhouette noire se dessinant sur fond blanc avec ses arabesques pleines de style. Véritable mangeur de rêve, Chaplin avait du génie… Ses gestes saccadés et précis étaient les aiguilles d’une véritable horloge […]. Et que dire de ces clowns qui se baladaient de ville en ville à la recherche de nouvelles aventures ? Grock, les Fratellini, qui jonglaient avec des accessoires et faisaient rire les publics du monde entier ; leurs cascades rebondissaient vers le public comme des balles de tennis ». Un nouveau masque se dessine petit à petit : « […] Il aurait un visage blafard comme Pierrot. Mais il me fallait un chapeau : Chaplin avait le melon, Buster Keaton son petit chapeau plat un peu cabossé, Pierrot avait un serre-tête : Bip aurait un haut-de-forme au bout duquel tremblerait une fleur rouge ». Le personnage naît le 22 mars 1947, au Théâtre de Poche à Paris. « Sorti de l’imagination de mon enfance, […] Bip est un héros poétique et burlesque de notre époque ». Son costume se transforme dans le temps, pour arriver à la forme ici exposée : maillot rayé, gilet gris serré à la taille, pantalon blanc et évasé de funambule, chaussons gris. Le maquillage – du blanc épais sur le visage, les sourcils hauts sur le front, les yeux cerclés de noir et un trait rouge sur les lèvres – est un rituel sacré que le mime pratique dans une solitude jalouse, la porte fermée. Sa malle de maquillage le suit partout.
Le Mime Marceau a dédié toute sa vie à l’étude et au travail pour réussir à sculpter l’espace en faisant apparaître l’invisible, à faire poésie avec le seul geste ; il a employé aussi beaucoup de temps et d’énergie à transmettre généreusement son savoir, à œuvrer à la fondation d’une école du mimodrame. Une vie d’engagement qui a été marquée par l’estime et l’amitié de nombreux artistes et personnalités. Entre une lettre de Douglas Fairbanks et des photos aux côtés de Harpo Marx ou Cary Grant, de Stan Laurel ou encore Giulietta Masina, les documents conservés à la Cinémathèque de Toulouse et exposés ici témoignent d’une carrière internationale de plus de soixante ans.
Et si l’artiste est décédé en 2007, son personnage Bip, capturé au cinéma comme à la télévision, restera immortel et, « dans l’aura et le halo lumineux des milliards de planètes, […] jettera son cri silencieux en pensant à tous ses amis qui l’ont précédé dans l’art du silence et saluera, la main sur le cœur, la conscience de l’homme afin qu’elle soit, comme celle du Petit Prince de Saint-Exupéry, tournée indéfiniment vers l’étonnement ».
Francesca Bozzano, directrice des collections de la Cinémathèque de Toulouse
Toutes les citations sont tirées de Histoire de ma vie. De 1923 jusqu’en 1952 de Marcel Marceau, Actes Sud, 2023 et de l’album-programme de 1978.
Hall de la Cinémathèque
Visite guidée de l’exposition Marcel Marceau, l’art du mime : de la scène à l’intime avec Aurélia Marceau et Camille Marceau mardi 18 avril à 20h30 (entrée libre).