Les Sarrus, exploitants itinérants de père en fils
Dans la grande aventure du cinéma, à l’aube du XXe siècle, se croisent des acteurs très éloignés : des artistes, des entrepreneurs, des inventeurs, des commerçants… Et, si l’histoire a bien enregistré les noms des fondateurs de grandes entreprises – les Lumière, Méliès, Pathé ou Gaumont –, nous connaissons mal ceux qui ont permis la diffusion du spectacle cinématographique sur tout le territoire national, et dont les noms restent souvent ignorés : les forains d’un côté, les petites exploitations familiales aux itinéraires limités de l’autre.
La Cinémathèque de Toulouse conserve un ensemble d’archives incroyablement riches de l’une de ces exploitations ambulantes avec domicile fixe : celle des Sarrus de Marmande. Affiches de films et de programmes des années 1910-1920, revues corporatives, press-books, prospectus publicitaires, manuels d’utilisation des appareils ou encore correspondances couvrant un demi-siècle… Ce fonds d’archives, étonnement intact, raconte avec abondance de détails l’histoire singulière d’une entreprise de cinéma itinérant qui a sillonné le Sud-Ouest de 1908 à 1955.
Son fondateur est Pierre Sarrus. Né en 1882 dans le Lot-et-Garonne, Pierre aime la mécanique, la vitesse, l’aventure ; il s’enthousiasme, avec toute la fougue de ses dix-huit ans, pour les innovations technologiques qui ne cessent d’apparaître : le moteur à explosion, l’électricité, l’aviation, la radiodiffusion, le cinématographe. La passion pour la mécanique le portera à construire des vélos électriques et des motocyclettes, puis à se lancer dans la construction d’un avion, une aventure qui tournera court après deux accidents. Son autre grande passion, qu’il alimentera en parallèle de son métier de garagiste et qu’il transmettra à son fils, est celle du cinématographe.
Grâce à une voiture Brazier, équipée d’un groupe électrogène branché sur le moteur et arborant l’enseigne « Électric Ciné-Phono-Scène », il propose des séances dans les principales localités de Lot-et-Garonne, Lot, Tarn-et-Garonne, Gers et Landes. Notre tourneur aime le cinéma en tant qu’exploit technologique, l’apprécie telle une machine à explorer le temps et le monde. Pendant quatre ans la Grande Guerre l’éloigne de sa famille et de son activité, qui sera assurée, dans une dimension plus modeste, par sa femme Alberte. À la fin du conflit les tournées reprennent en se limitant au Lot-et-Garonne.
Le fils de Pierre, Jean Sarrus, né en 1908, entre dans l’entreprise familiale à vingt ans, à son retour du service militaire. C’est l’époque de l’abandon du projecteur 35 mm utilisant la pellicule inflammable, lourd et encombrant, à la faveur du Cinélux, fonctionnant avec la pellicule Ozaphane, à son tour remplacé par le « Pathé Rural », projecteur sonore de 16 mm. Mais une nouvelle guerre éclate, Pierre est malade et Jean entre en clandestinité. Malgré cela, ce dernier arrive à reprendre les tournées, avec sa femme Suzanne. Sans essence, sans voiture, les tournées se font à vélo, puis à moto électrique.
À la fin de la guerre les séances continuent sans heurts pendant quelques années. C’est l’avènement du petit écran qui sonne le glas de cette histoire passionnante et qui a raison de cet ardent amour de la modernité technologique poussant une famille sur les routes, à la rencontre d’un public rural.
Des documents amusants et captivants, exposés à la Cinémathèque, témoignent de façon vivante de cette longue aventure familiale parsemée des petits tracas administratifs et marquée par l’inventivité technique et le flair commercial de ses protagonistes.
Francesca Bozzano, directrice des collections de la Cinémathèque de Toulouse
Un remerciement chaleureux à Michel Sarrus, fils de Jean et petit-fils de Pierre, qui a confié ses archives à la Cinémathèque de Toulouse.
Cinémathèque – Entrée libre