Zoom Arrière 2015
On ne voit que cela. Et pourtant on ne la voit jamais. On ne la regarde pas, pour être tout à fait précis. On n’y prête pas attention. Sauf quand elle est absente. Et quand on la remarque, c’est au détour d’une réflexion aussi poussée que l’ambivalent « c’est un film intéressant ». « Il y a de belles couleurs » aurait alors tôt fait de devenir une expression type pour ne rien dire ou une manière polie de faire comprendre qu’il n’y a rien de plus à dire d’un film. C’est-à-dire qu’il ne présente aucun intérêt supérieur. De même de la couleur, pourrait-on conclure par analogie. Aucun intérêt la couleur ? Ou un intérêt superficiel ? Pour faire joli. Pas sûr. Si elle n’est pas le premier élément qui vient à l’esprit quand on parle de cinéma, elle est sans nul doute une des matières premières qui fait un film. Une donnée qui participe de son identité ; à défaut de sa qualité première. Un élément qui semble tout naturel et qui est pourtant le fruit d’un travail de réflexion. La couleur est un traitement. Et que l’on y prête ou pas attention, qu’elle soit voyante ou pas, elle a une signification. Elle participe à l’élaboration d’un film, qu’elle soit contrainte par des questions de production (de moyens ou de scénario) ou qu’elle soit contingente de choix artistiques. La couleur a du sens. Elle a aussi une histoire. Une histoire qui a partie liée avec celle du cinéma (en tant qu’art et industrie). Un élément constitutif d’un film et qui n’a aucun intérêt à première vue, mais qui, quand on y regarde de plus près, a le pouvoir de questionner le cinéma en profondeur. Dans son histoire. Dans son essence. Il conviendrait d’ailleurs mieux de parler de couleurs au pluriel, tant il y a de traitements différents selon les films, les genres, les cinéastes et les époques. Comme il conviendrait aussi de se préparer à ne pas avoir nécessairement de réponse, l’intérêt finalement de la question étant justement de ne pas en donner. Parce qu’aborder la question de la couleur au cinéma – des couleurs du cinéma, si vous préférez – c’est se lancer dans un voyage, une forme de tourisme, qui n’a pas encore été complètement balisé par un tour-opérateur. On pourrait se contenter de vous vendre une programmation formidable, une programmation qui rayonne comme un feu d’artifice, avec de splendides films aux jolies couleurs… Mais il sera aussi question du cinéma. Ce qu’il est. Ce qu’il a été. Ce qu’il sera. Ou ne sera plus. Des questions qui ne trouveront pas nécessairement de réponses et qui, pour finir, ne changeront rien à l’affaire. Des questions qui ont fait l’objet d’études (voir les ouvrages de Jacques Aumont, Yannick Mouren, Benoît Noël ou le n°71 de la revue 1895), mais qui se traduisent difficilement en programmation. Puisque la couleur est partout. Impossible alors d’être exhaustif et de ne pas répondre par une proposition arbitraire.
La couleur ouvre un vaste champ qui commence à sa définition. En cinéma, elle se définit d’abord par opposition au noir et blanc. Est-ce à dire qu’il y aurait deux formes de cinéma différentes selon qu’il soit en couleurs ou en noir et blanc ? À en croire les jeunes générations qui viennent à la Cinémathèque de Toulouse, la couleur en tout cas induit la modernité : « j’espère qu’on ne va pas voir un vieux film en noir et blanc », peut-on entendre couramment lors de séances scolaires. La couleur est la norme actuelle. Le noir et blanc renvoie à un « cinéma de (grand) papa » et est donc rasoir. Le phénomène est tel que Gus Van Sant en 1998 réalise un remake quasiment plan par plan de Psychose, mais en couleurs, dans le but que les jeunes puissent avoir envie de regarder un film d’école qu’ils rechigneraient à voir parce qu’en noir et blanc. La démarche est significative. Mais le plus amusant de cette histoire, c’est qu’Hitchcock, au moment de la production du film, choisit de tourner en noir et blanc, d’abord pour une question de coût (il revient moins cher de tourner en noir et blanc en 1960), mais aussi parce qu’en couleurs la scène de la douche eut été beaucoup plus choquante. Ce que le maître du suspense redoute alors, c’est un effet gore. Or depuis, le cinéma gore est devenu un genre à part entière. Et il est difficile d’imaginer un film gore en noir et blanc. Ce qui laisse à penser qu’il y a un rapport de la couleur au genre. Une donnée que l’on aura peut-être perdue de vue aujourd’hui où tous les films sont en couleurs – le noir et blanc prenant désormais une valeur esthétisante. On notera ainsi que l’arrivée de la couleur, qui se développe essentiellement dans le cinéma hollywoodien et à travers le Technicolor, est plutôt le privilège de comédies musicales ou de films « prestiges », du drame au film d’aventure. La couleur est alors recherchée pour sa valeur spectaculaire et est dévolue aux grosses productions. Un choix économique plus qu’artistique qui appartient davantage aux producteurs qu’aux réalisateurs. On notera aussi par exemple que si le western, surtout à partir des années 1940, peut alterner entre noir et blanc et couleur, le film noir en revanche est cantonné au noir et blanc jusque dans les années 1960, décennie où la couleur finit par s’imposer, notamment pour contrer la concurrence de la télévision (en noir et blanc). Le spectacle toujours, et rien moins que l’effet 3D cherché ces dernières années. Mais jusque-là, c’est génétique, le film noir ne peut s’envisager qu’en noir et blanc, même si des cinéastes auraient aimé tourner en couleurs : Hawks aurait préféré Le Port de l’angoisse et Le Grand Sommeil, rien moins que deux pavés du genre, en couleurs, parce qu’ils appartiennent à la modernité – ce qui devrait parler aux plus jeunes ou à Gus Van Sant. Ce rapport du genre au noir et blanc, on le retrouve également avec le film de guerre, mais à un autre niveau. Pour le film noir, c’est une question esthétique, cela fait partie des codes du genre (l’éclairage expressionniste). Pour le film de guerre, c’est la notion de réalisme qui entre en jeu (effet de réel qui vient du fait que les images d’actualités ou documentaires étaient en noir et blanc). Une notion qui ne cessera d’interroger tout le long du passage de la suprématie du noir et blanc à celle de la couleur. En gros, des années 1940 aux années 1970. Une dichotomie que l’on peut traduire par noir et blanc = réalisme et couleurs = fantaisie / imagination. La même dichotomie qui oppose les frères Lumière à Méliès. Mais une dichotomie aux rapports inversés aujourd’hui : couleurs = réel / noir et blanc = esthétisme. Les notions sont les mêmes, changent les valeurs. Ce qui tendrait à faire de la couleur un code narratif comme les teintages dans le cinéma muet ou comme le principe communément acquis qu’un flashback sera introduit par un fondu enchaîné. On l’a vu avec des films comme Kafka de Soderbergh ou Une question de vie ou de mort de Powell et Pressburger où le passage du noir et blanc à la couleur, ou vice versa, marque le passage dans la fiction du réel au fantastique ou à la projection mentale. Un élément narratif qui peut aussi prendre une valeur dramatisante : La Liste de Schindler, Rusty James ou Le Portrait de Dorian Gray pour citer des films d’époques différentes. Et cette notion de code, de la couleur comme élément narratif, donc de problématique de mise en scène, on la trouve au sein même du cinéma en couleurs. Pour lui-même, sans avoir à convoquer le noir et blanc pour le mettre en relief. C’est ce qui nous attend ici et que l’on pourrait voir comme une histoire de l’art du cinéma. Quelque chose comme de la peinture rupestre à la peinture abstraite. Des couleurs du cinéma muet aux couleurs du cinéma expérimental, en passant par le spectacle (le Technicolor), l’artistique avec les couleurs de l’auteur (Peter Greenaway) et d’un chef opérateur (Pierre Lhomme), et un petit focus sur le traitement de la couleur dans une cinématographie particulière à une époque donnée (le cinéma tchèque du début des années 1960) : les couleurs de la contestation.
Les couleurs du muet. Longtemps, le cinéma muet a été vu à travers le prisme du noir et blanc. Mais depuis quelques années, les historiens par leurs recherches et les archives de cinéma avec leurs restaurations travaillent à lui redonner ses couleurs. Elles sont de natures différentes : teintages, virages, mordançage, pochoir, peinture à la main… Les « coloriages » à même la pellicule tiennent de l’ornemental et sont plutôt dévolus aux fééries, apportant un complément irréel aux effets chromatiques encore uniques aujourd’hui. On pourra en voir des exemples dans le programme proposé par le EYE Film Institute d’Amsterdam. Plus classiques, les teintages et virages, que l’on pourra apprécier avec les magnifiques restaurations de L’Homme du large et Le Trésor d’Arne, tiennent davantage du code narratif : le bleu pour l’extérieur nuit, l’orangé pour l’intérieur nuit, le rouge pour le drame… Il s’agit de couleurs ajoutées et non pas enregistrée à la prise de vue si ce n’est Le Pirate noir que l’on pourra découvrir dans sa version filmée en Technicolor bichrome (seulement deux couleurs contre trois par la suite).
Les couleurs du spectacle. Le Technicolor dont on fête les cent ans. Il s’agit du procédé phare de l’industrie hollywoodienne qui a régné quasiment sans partage des années 1930 aux années 1950 et l’arrivée de procédés moins coûteux et surtout plus souples tels que l’Eastmancolor ou l’Agfacolor. Les couleurs sont désormais enregistrées à la prise de vue. Outre Le Pirate noir (bichrome), nous pourrons en voir trois exemples (trichrome) fraîchement restaurés de trois décennies différentes : Le Jardin d’Allah pour les années 1930, Arènes sanglantes pour les années 1940 et Niagara pour les années 1950.
Les couleurs d’un chef op. Avec Pierre Lhomme, un des plus grands directeurs de la photographie du cinéma français, qui nous présentera une partie de sa palette. Parce qu’avec l’enregistrement à la prise du vue, la couleur devient lumière et non plus seulement un procédé technique comme le Technicolor. Et Pierre Lhomme est un artiste en la matière. Formé au noir et blanc, il fait ses premiers pas avec la couleur quand il est encore assistant et que la couleur fait son entrée dans le cinéma français, à la fin des années 1950. Récompensé par deux Césars (Camille Claudel et Cyrano de Bergerac), son savoir-faire extrêmement riche va de l’urgence d’un Chris Marker au raffinement d’un James Ivory. Non seulement Pierre Lhomme présentera quatre films aux gammes chromatiques différentes dont il a fait la lumière (L’Armée des ombres, La Chamade, Mortelle randonnée, Quatre nuits d’un rêveur), mais il nous offrira une rencontre de cinéma, illustrée par des extraits, sur ce que cela signifie de faire un film en couleurs.
Les couleurs de l’auteur. À partir du moment où ne se pose plus la question du noir et blanc ou de la couleur, mais de quelles couleurs. Quand le traitement de la couleur devient un élément de mise en scène. Où la couleur devient écriture. Autour de quelques exemples où la couleur est un enjeu esthétique et dramatique du film, un aparté en compagnie de Peter Greenaway, cinéaste peintre qui ne cesse d’interroger le cinéma dans ses formes pour lui en donner de nouvelles. Un moyen d’aller au-delà de la question de la couleur et du cinéma tout court. Quand le cinéma devient pictural et musical. Un art contemporain qui puise dans le classique.
Les couleurs de l’artiste, enfin. Dans le prolongement de Peter Greenaw ay. Deux monochromes d’abord : Blue de Derek Jarman et Blanche-Neige de João César Monteiro. Deux films, l’un bleu et l’autre quasiment tout noir, qui tiennent de l’expérience en mettant le son et la parole au premier plan. Et une séance de cinéma expérimental où l’art contemporain, paradoxalement, retrouve le cinéma muet, puisque l’on pourra y découvrir des pièces travaillées directement à même la pellicule et des exemples de films réalisés sans caméra.
Bref, de la couleur dans tous ses états. De la technique aux partis pris esthétiques. Du cinéma muet au cinéma expérimental. Un parcours de la couleur au cinéma que l’on vous présente ici de manière rectiligne, mais qui est peut-être davantage circulaire, ou au mieux accidenté. Aussi le voyage sera-t-il trop court pour dépasser la balade touristique, mais il n’a d’autres prétentions que donner à voir quelques monuments de l’histoire du cinéma et pourquoi pas regarder autrement ce que l’on ne voit pas habituellement parce que sous nos yeux. Apprécier les couleurs d’un film comme celles d’une peinture. Regarder un film comme un tableau.
Franck Lubet
Chargé de programmation
à la Cinémathèque de Toulouse