Derek Jarman
Derek Jarman, dans l’ombre du soleil
Un landau en feu dans une ruelle londonienne post-apocalyptique, à moins qu’elle ne soit postmoderne… Un bel éphèbe attaché à un poteau dans sa frontale nudité et percé de flèches homo-érotiques… Une guirlande d’ampoules électriques dans une taverne de la Renaissance italienne… Un couple qui baise sur l’Union Jack… Une punk qui pleure après qu’elle a émasculé et tué un flic… Une mariée déchiquetant sa robe dans un ciel brûlant de rouge… Et le feu. Le feu qui consume toute création. Des braseros crachant des volutes noires comme des signaux de fumée encore indéchiffrés, alphabet d’un ordre invisible que l’on nomme chaos. Des flammes qui viennent lécher de leurs langues abrasives des visions d’outre-monde, d’outre-temps, d’outre cinéma. Bienvenue dans l’univers de Derek Jarman. Un monde de bruit et de fureur. Un cinéma qui laisse sans voix et aveugle.
Il n’est pas le plus connu des cinéastes anglais. Mais il en est un des plus singuliers. Un des plus puissants, par sa forme et son esprit, qui déborde du seul cadre du cinéma, qui en piétine les conventions comme il abhorre les concessions.
Iconoclaste. Sans aucun doute. Sans ménagement. Son premier long métrage, Sebastiane, une ode à l’homosexualité, est tout entier dialogué en latin. Son deuxième, Jubilee, qui convoque la scène punk londonienne, est le film le plus punk qui ait jamais été tourné. Et en même temps le plus détesté des punks. Il faut dire que dès 1978, date de sortie du film, Jarman donnait l’image d’une anarchie in the UK dirigée par un producteur cynique qui a installé ses studios à Buckingham Palace… Iconoclaste encore quand il truffe son portrait du Caravage d’éléments anachroniques (ampoules électriques, calculatrice…) brisant les règles de la reconstitution historique pour mieux renvoyer l’écho du maître du clair-obscur aux conditions de la création contemporaine. Iconoclaste enfin, son dernier film, Blue, réalisé alors qu’il perd la vue des suites de sa séropositivité. Une heure d’un écran bleu pour un film sonore, un monochrome sur lequel le spectateur est invité à chercher ses propres images, projections nées des voix et des sons mis en scène par le cinéaste. Un film bleu comme un linceul. Où l’image cède à la couleur dans un écho à son livre Chroma, une autobiographie par la couleur que l’on pourra découvrir dans une proposition théâtrale les 11 et 12 octobre au Théâtre Sorano.
Derek Jarman n’est pas le plus connu des cinéastes britanniques. Il appartient à l’underground. Venu de l’art, de la peinture, il a commencé le cinéma au début des années 1970 par des films expérimentaux tournés en Super 8. Des films dont il a réutilisé certains comme matériau pour donner In the Shadow of the Sun, poème visuel, et sonore (la musique est du groupe Throbbing Gristle, pionnier de la musique industrielle), écrit à la syntaxe du found footage. Des images d’archives et de leur réemploi, il sera question aussi dans The Last of England où il incorpore de ses films de famille à sa vision sombre d’une Angleterre sclérosée sinon effondrée.
Derek Jarman conjugue différentes matières et les compresse – plus question de collage ici – à la manière d’un César. Les images, la peinture, la poésie, Shakespeare, le sexe, la violence, la décadence. Et de cette nouvelle matière il a façonné un miroir de la Grande-Bretagne thatchérienne sur la surface duquel dégouline un crachat postmoderne. Un miroir qui nous renvoie des reflets de simulacre pour mieux imprimer de nouveaux rituels païens que ne désavouerait pas Kenneth Anger. Un miroir qui nous éblouit par ses éclats, puisqu’il est face à la lumière, puisqu’il est dans l’ombre du soleil, toujours du côté des marges. Celles de la contestation, Jarman étant un militant gay de la première heure, qui a parlé ouvertement du SIDA dès le milieu des années 1980 quand il a appris sa séropositivité. Pamphlétaire ? Comme le fut Pasolini. Si ce n’est que son cinéma est parcouru par une folie du désir dont on ne peut retrouver traces que dans le baroque de Werner Schroeter. Un cinéma manifeste ? Incontestablement. Dans la mesure où il est manifestement poétique.
Derek Jarman n’est pas le plus connu des cinéastes anglais. Il est né en 1942 et il est mort en 1994 des suites du SIDA. Il a vécu ses dernières années dans une maison au pied d’une centrale nucléaire où il faisait pousser des fleurs dans un jardin de pierres.
Derek Jarman n’est peut-être pas le plus connu des cinéastes britanniques, mais il est de ceux qui gagnent le plus à être connus.
Franck Lubet, responsable de la programmation
Chroma d’après Derek Jarman/ Bruno Geslin
Bruno Geslin nous invite à plonger dans l’univers coloré et généreux de Derek Jarman, artiste anglais hors-norme des années 1970, à la fois peintre, plasticien, jardinier, cinéaste, metteur en scène… Chroma est une tentative unique d’autobiographie par la couleur, quand la maladie attaque directement la rétine de l’écrivain et le plonge chaque jour dans la cécité. Chroma est une célébration de la vie au moment où la nuit approche. Des allers-retours permanents entre ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, ses premières sensations, ses expériences de cinéaste et son journal d’hospitalisation. Un spectacle total, à la fois visuel et sonore, physique et plastique.
Spectacle co-accueilli par le Théâtre Sorano et le Théâtre Garonne, au Théâtre Sorano.
D’après le livre Chroma, un livre de couleurs de Derek Jarman.
Plus d’infos / réservations sur www.theatre-sorano.fr
Théâtre Sorano – 35 allées Jules Guesde
M° Carmes ou Palais de Justice.
> Mercredi 11 octobre à 20h
> Jeudi 12 octobre à 20h
Théâtre Sorano