Je double et double jeu
La première pensée ira au « Je est un autre » rimbaldien. Et l’on n’aura pas tort, en se rappelant que dans les deux lettres, dites « Lettres du voyant », où le poète de 17 ans pose son fameux aphorisme, il écrit également à propos de la poésie « qu’il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » (dans sa lettre à Georges Izambard), « qu’il faut être voyant, se faire voyant », et que « le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (dans sa lettre à Paul Demeny). C’est à ce dérèglement des sens que nous vous convions avec cette programmation. Un dérèglement des sens à travers lequel le cinéma se fait, se rend, voyant. Voyant, celui qui voit au-delà. Voyant, celui qui se rend visible.
Après une programmation de rentrée (« Les films qu’il faut avoir vus ») qui proposait de retrouver le cinéma dans une approche plutôt historique – en reposant quelques repères de l’histoire du cinéma, technique et esthétique, il s’agira davantage ici de prendre le cinéma dans son glissement vers son questionnement ontologique. Le cinéma est-il, parce qu’il pense (le) cinéma ? Je me pense cinéma, donc je suis cinéma… Quand le cinéma se fait réflexif, s’interrogeant directement dans – depuis – sa forme sur sa propre nature. Quand il prend conscience de son être – comme Rimbaud écrivait dans sa lettre à Demeny, « Car je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute… ». De même le cinéma en entrant dans sa modernité a pu assister à l’éclosion de sa pensée (sur lui-même).
La grande question du cinéma, c’est l’illusion. L’illusion du vrai, la vérité dans l’illusion, la réalité de l’illusion… La question de la copie : la reproductibilité. Le réel et sa reproduction. La copie et l’original. Une question qui se matérialise, formellement, en jouant sur les effets de ressemblance et la mise en scène du double, du mimétisme à la duplicité, de la dualité à l’unicité.
Il sera donc question ici du double, d’un glissement progressif du double visible jouant avec les ressemblances perçues (jouer la comédie) au dédoublement / redoublement du récit lui-même produisant un discours sur la perception des ressemblances (se jouer du vraisemblable), jusqu’à flirter avec l’abstraction. « Je suis l’autre », écrivait Nerval vingt ans avant Rimbaud. « Je suis l’autre », écrivait-il au bas d’un de ses portraits comme pour mieux signifier qu’il ne s’agissait que d’une représentation de lui, bourrant d’une formule énigmatique la pipe qu’allumera plus tard Magritte.
Nous partirons alors du double « personnage ». Celui qui se maquille ou se déguise pour ressembler à un autre (To Be or Not to Be), ceux qui se ressemblent : jumeaux (Faux-semblants) et sosies (Le Dictateur, Despair, La Double Vie de Véronique), ceux qui changent de corps (L’Opération diabolique), ceux qui échangent leurs visages (Volte/Face), ceux qui perdent leurs esprits (Lost Highway, Pulsions), ceux qui ressuscitent pas tout à fait les mêmes (Nouvelle vague, Persona, À l’ombre de la canaille bleue). On partira de l’acteur, généralement un même acteur, qui incarne un personnage et son double, un personnage et son dédoublement, et on passera subrepticement de la comédie à la paranoïa et à la schizophrénie. Les sens se dérégleront.
Les sens se dérégleront. Et ce dérèglement contaminera le film lui-même. Un même personnage sera joué par deux actrices différentes (Cet obscur objet du désir). Deux histoires radicalement différentes, dans le temps et l’espace, seront menées en parallèle dans un parfait écho (Porcherie). Un même récit sera dédoublé en son milieu, à la pliure, et redoublé tel un bégaiement (Nouvelle vague, Lost Highway). Les bégaiements d’un nouveau langage qui trouve ses mots dans l’inconnu des dérèglements de sens. La réalité et le fantasme se mélangeront. Le vrai et le faux n’auront plus de sens.
Au bord de l’expérimental (Persona, Lost Highway, À l’ombre de la canaille bleue), nous connaîtrons le vertige – celui, hitchcockien, qui donne des sueurs froides. Et nous entrerons de plain-pied dans le cinéma. Un autre espace-temps. Nous verrons que Nouvelle vague, c’est deux fois Delon à l’orée des années 1990, quand Godard a passé les 60’s, la période Nouvelle Vague, avec Belmondo (les deux acteurs formant la paire masculine rivale du cinéma français d’alors). Nous verrons qu’avec Le Dictateur, Chaplin redonnait à Charlot la moustache qu’Hitler lui avait volée (cf. Bazin), avant de tuer son alter ego (ce sera la dernière fois qu’il jouera Charlot) en lui donnant la parole pour la première fois dans un monologue final qui faisait basculer la fiction dans la réalité. Nous verrons que le rasoir de Pulsions tient du geste andalou de Buñuel pour ouvrir en plus grand l’œil moderne d’Hitchcock. Nous verrons qu’une amorce de film est déjà du cinéma (Persona). Nous verrons tout ce que l’on veut bien voir. Et plus encore.
Nous verrons que le cinéma ne s’affirme jamais autant que quand il joue entre ce qu’il raconte et ce dont il parle réellement. Ce qu’il doit raconter (une histoire, un film) et ce qu’il veut nous montrer : lui-même. Pour lui-même et par lui-même. Un double jeu qui exprime un Je double. Comme le cuivre s’éveille clairon.
Franck Lubet, responsable de la programmation