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S.M. Eisenstein

Du jeudi 11 janvier 2018
au samedi 03 février 2018


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Du révolutionnaire au rebelle

Un des plus grands cinéastes de tous les temps et une référence incontournable de toute cinéphilie. Tant par ses films que par ses théories, principalement du montage (mais il a écrit sur tout : le son, la couleur et même la taille des écrans), Sergueï Eisenstein a profondément marqué le cinéma de son empreinte. Il est de ces cinéastes consacrés génies de leur vivant, quasiment dès leur premier film (le deuxième dans son cas : Le Cuirassé Potemkine, 1925), à la fois haute reconnaissance et handicap. Sacralisés et empêchés. Intouchables, dans les deux sens – que l’on ne peut pas toucher et que l’on ne veut pas toucher. Immenses et réduits à un film, écrasés par un film, si ce n’est une séquence – Citizen Kane pour Orson Welles, les marches d’Odessa pour lui.
Eisenstein est né le 22 janvier 1898 et mort le 11 février 1948, à l’âge de 50 ans. Ce seront les 120 ans de sa naissance et les 70 ans de sa mort au moment de cette rétrospective. Des chiffres ronds, et étrangement jumelés, qui pourraient bien avoir une signification ésotérique si nous étions dans un roman d’Umberto Eco. Et pourquoi pas… Quand on y regarde de plus près, Eisenstein a quelque chose d’un alchimiste qui a passé sa vie à chercher LA formule du cinématographe. « Selon mes principes artistiques, écrivait-il à propos de La Grève (1924), nous ne procédions pas d’une intuition créatrice, mais de la construction rationnelle d’éléments émotifs, chaque émotion devait être préalablement l’objet d’une analyse approfondie et de calculs : c’est la chose la plus importante ». Le calcul, les mathématiques, la science (il a fait des études d’ingénieur avant de rejoindre l’armée rouge puis le Premier Théâtre Ouvrier du Proletkult qui l’a mené au cinéma), pour percer le mystère de la création artistique, pour atteindre l’œuvre d’art parfaite, alternant et confrontant travail créateur et travail analytique. Trouver le nombre d’or du cinéma. Et l’appliquer pour libérer les masses. Eisenstein s’est lancé dans la quête d’un cinéma jamais vu, pur, total, révolutionnaire ; ce qu’il appelait le cinéma intellectuel, dans le but fou de révéler l’humain, de relever l’homme. « En ce qui concerne ma conception du cinéma en général, je dois avouer que je le vois comme un biais et seulement ainsi. Le biais du film est d’obliger à lever la tête, à se sentir quelqu’un, un être humain qui devient humain », écrivait-il encore dans Ma conception du cinéma. Eisenstein est un propagandiste, un militant qui veut mettre le cinéma au service de la Révolution, concevant un cinéma actif ; s’opposant de la sorte au « ciné-œil » de Vertov, l’autre grand théoricien et cinéaste soviétique, par sa formulation d’un « ciné-poing » : plus qu’un outil qui peut saisir une réalité, le cinéma doit aider à changer le réel. Construire la vie plutôt que d’en donner une perception.
« Le cinéma est pour une part une entreprise industrielle et pour une part, un art. Les aspects commerciaux et économiques de cet art doivent être totalement subordonnés aux tâches sociales et culturelles assignées par la Révolution de 1917. Le programme d’unification absolue de l’industrie du cinéma soviétique rend possible la dictature non seulement économique mais avant tout idéologique de ces organismes instaurés par les travailleurs pour la protection et la propagation de ces idées pour lesquelles ils se sont battus. Le cinéma soviétique, avant toute chose, a pour but l’éducation des masses. Il tend à leur donner culture générale et formation politique. Il mène une campagne intense de propagande pour l’État soviétique et son idéologie. En Union soviétique d’ailleurs, tous les arts, sous l’égide de la section agitation-propagande du Comité central du Parti, poursuivent ces mêmes buts. Le cinéma soviétique, en ce qui le concerne, travaille sous la direction du commissariat à l’Instruction publique et du Conseil suprême de l’Éducation politique. Pour nous, l’art n’est pas seulement un mot. Nous ne voyons en lui qu’un des nombreux instruments utilisés sur le champ de bataille de la lutte des classes et de la lutte pour l’édification du socialisme. Dans la même catégorie que l’industrie métallurgique, par exemple. » (Extrait d’un article pour un ouvrage collectif sur les arts en Union soviétique, écrit au moment d’ Octobre et de La Ligne générale).
Croyait-il vraiment à ces lignes au moment où il les écrivait ? Octobre (1928) ne rencontre pas son public. La Ligne générale (1929) rencontre la censure bureaucratique. Et après un passage par Hollywood (où il signe un contrat, mais ne pourra rien tourner) et le fiasco de Que Viva Mexico ! (1932 – 1977, tournage arrêté par Sinclair, qui finançait le film et confisque les rushes), son retour en URSS sur ordre de Staline ne sera pas plus rose. Eisenstein ferait-il peur ? Tant à l’extérieur… qu’à l’intérieur du pays… Il est attaqué pour tendances « formalistes », voire « décadentes », comprendre anti-révolutionnaires. Mais parvient à mettre un film en chantier. Ce sera Le Pré de Béjine (1937) : production arrêtée, film détruit (il ne reste plus qu’un montage d’un photogramme par plan tourné) et séance d’autocritique imposée pour le cinéaste. Comprenant alors que ce n’est plus la Révolution qu’il faut servir, mais Staline ; que ce n’est plus un élan collectif qu’il faut soulever mais un leader qu’il faut caresser, il retrouvera grâce avec Alexandre Nevski (1938), abandonnant le mouvement collectif, qui était au cœur de son cinéma, pour la trajectoire individuelle. Eisenstein se plie au culte de la personnalité. Si bien que si la première partie d’_Ivan le Terrible_ (1945) flatte le tsar rouge, la deuxième partie lui tend un miroir extrêmement critique. Cela lui coûtera sa carrière et la vie, terrassé par un infarctus. De révolutionnaire, le cinéaste était devenu un rebelle.
Eisenstein laisse une œuvre très importante, tant ses films que ses écrits, tant qualitativement que quantitativement. Une œuvre que l’on pourrait qualifier d’utopique. Artistiquement politique et politiquement artistique. Une œuvre qui rêvait à éduquer les masses. Paradoxalement, aujourd’hui, c’est dans le film publicitaire que ses théories et ses réflexions pour un cinéma de propagande sont le mieux appliquées.

Franck Lubet, responsable de la programmation

Bibliographie sélective sur SM Eisenstein