Francis Ford Coppola
Francis Ford Coppola sur le fil hollywoodien
Un Phénix, un mogul, l’un des derniers. Ou, grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. Radiographie du Nouvel Hollywood à travers le parcours d’un génial épicier du cinéma.
Passé par une école de théâtre puis par la UCLA, passant de la côte Est à la côte Ouest, Francis Ford Coppola fait très vite ses premières armes à l’école de Roger Corman, les mains dans le cambouis, la véritable école de ce qui donnera une des branches du Nouvel Hollywood : une jeune génération cinéphile rompue à l’exploitation. Une génération de cinéastes qui se fera sur le tas, comme tout cinéaste, mais passé au préalable par une école de cinéma et ayant conscience d’une histoire du cinéma − ce qui n’était pas le cas des pionniers qui ont inventé le cinéma américain.
Coppola passe par l’écurie Corman, mais contrairement à Scorsese par exemple qui retourne à l’Est pour voler de ses propres ailes, il intègre ensuite la Seven Arts − producteurs indépendants affiliés à la Warner − comme scénariste : Propriété interdite de Sydney Pollack en 1966, Paris brûle-t-il ? de René Clément en 1966, Reflets dans un œil d’or de John Huston en 1967 ou Patton de Franklin J. Schaffner en 1970 qui lui vaudra son premier Oscar. Il a déjà réussi à tourner Dementia 13 pour Corman mais c’est grâce à ses connections via Seven Arts qu’il met véritablement un pied dans Hollywood, à travers la Warner pour qui il tourne Big Boy, Les Gens de la pluie ou La Vallée du bonheur, une pure comédie musicale. C’est aussi à ce moment, en 1969, qu’il crée avec un certain George Lucas American Zoetrope, sa société de production indépendante. Un rêve. Le rêve américain. Et aussi son cauchemar. Le début de ce qui fera la carrière que l’on connaît. Un génie hollywoodien contraint. Ou un génie hollywoodien parce que contraint − ce qui semble être la règle sine qua non de la réussite artistique hollywoodienne. C’est à dire un aller-retour permanent entre réussite et échec, par où sont passés tous les plus grands maîtres épris d’indépendance vis à vis des majors, à commencer par Ford et Hawks. Qui se brûle au zénith de son indépendance et renaît de ses cendres dans l’industrie.
Coppola parvient à associer la Warner pour sept films avec Zoetrope. Mais leur première production est un certain THX 1138 qui n’est pas du tout au goût du studio qui réclame aussitôt son investissement et ruine le jeune cinéaste producteur. Ce qui l’oblige, pour se refaire, à accepter un film de commande : rien moins que Le Parrain, pour lequel il obtient son deuxième Oscar pour le meilleur scénario. Il enchaînera avec Conversation secrète, plus personnel et expérimental, Palme d’or au festival de Cannes 1974, et Le Parrain II, Oscar du meilleur film et meilleur réalisateur l’année suivante en 1975. Et puis après Apocalypse now, tournage au cœur des ténèbres digne de son titre, couronné par une nouvelle Palme d’or au Festival de Cannes en 1979, suivra Coup de cœur, une comédie musicale hors norme, et à reconsidérer, qui devait (trop en avance) marquer l’avènement du cinéma électronique et le ruine de nouveau. Et ainsi de suite.
Coppola, c’est ce grand écart permanent entre un désir d’indépendance pour produire des films totalement personnels, quelque chose de mégalomaniaque, et cette laisse économique qui fait du cinéma une industrie plus qu’un art.
Non seulement la filmographie de Coppola est le diagramme de cette cruelle vérité à laquelle se sont heurtés dans les années 1980 les cinéastes du Nouvel Hollywood, trop confiants peut-être en leur cinéphilie, et en celle des spectateurs, mais elle est encore, au-delà de ce grand écart tendu, un trait d’union entre le cinéma classique hollywoodien et le cinéma actuel. Une affaire de génération qui passe d’abord par une des thématiques fortes du cinéma de Coppola : la famille. Sa propre famille bien sûr, avec qui il travaille et qu’il fait tourner (père, sœur, enfants, neveu), comme une mise en abîme, ou en scène, de sa propre existence (il y a quelque chose d’autobiographique dans les films de Coppola, Tetro en étant le point d’orgue) et surtout, plus universellement, à travers les questions d’héritage, de transmission, de passation… présents dans tous ses films.
Mais ce trait d’union, on le trouve surtout dans sa forme, alliant un classicisme (la série des Parrain) − peut-être de façade − avec des recherches graphiques (utilisation de courtes focales : voir par exemple Rusty James ; ou travail sur le son : Conversation secrète_). Une forme qu’il adapte à chaque fois au sujet, à tel point que l’on pourrait se demander s’il est un auteur au sens où on l’entend quand on parle d’écriture cinématographique (y a-t-il un style Coppola ? Moins qu’un Scorsese par exemple qui a à peu près le même parcours sur la côte Est et du côté du cinéma indépendant). Mais qui est toujours au service d’une obsession : le temps. Le temps qui passe. Ou le temps qui est passé. La fixation sur les horloges, des time-lapse avant que ce soit à la mode. Revenir dans le passé (Peggy Sue s’est mariée_). Vieillir trop vite (Rusty James, Jack_) ou ne pas vieillir (_L’Homme sans âge, Dracula). Et pourquoi pas, ne plus être de son temps mais entre deux temporalités, créer par le cinéma une fracture temporelle, une pliure du temps. Rusty James en miroir de Outsiders (les gangs), Jardins de pierre de Apocalypse now (le Vietnam), Cotton Club de Coup de cœur (le musical), L’Idéaliste de Tucker (la finance), Jack de Dracula ou de L’Homme sans âge (la longévité), Twixt de Dementia 13 (le cinéma d’horreur)… Un cinéma en écho. De sa propre vie (celle de Coppola). Et dans sa propre filmographie, les films se répondant, comme se répète un écho, deux par deux, offrant toujours deux faces effilées sur lesquelles le cinéma reste comme suspendu entre un avant et un après permanent.
Un cinéma sur le fil d’un entre deux. Sur le fil d’un rasoir, comme un escargot rampant sur ce rasoir, glissant le long de la lame de ce rasoir.
Franck Lubet, responsable de la programmation