Álex de la Iglesia et la comédie noire espagnole
Des mutants terroristes (Action mutante), un Don Camillo agité de la soutane (Le Jour de la Bête), ou encore un Dark Vador onaniste (Mes chers voisins) ; un couple sauvagement amoureux (Perdita Durango), un clown vengeur marqué au fer à repasser (Balada triste), un enfoiré de beau gosse (Le Crime farpait), ou une sorcière amoureuse d’un Christ divorcé (Les Sorcières de Zugarramurdi)… Bref, entourés de charmants voisins bien intentionnés… Le tout dans un bar qui se referme sur ses clients comme un piège à rats (Pris au piège)… Bienvenus dans l’univers impitoyable de Álex de la Iglesia, le plus iconoclaste des cinéastes espagnols en activité. Déjanté, outrancier et complètement jubilatoire, un cinéma populaire et subversif où des personnages toujours très hauts en couleurs se démènent dans un fantastique carnaval. Le grotesque y fait loi – la loi de la transgression et du jeu de massacre. Les institutions, le bon goût, le bien-penser, de la religion au terrorisme, tous les dogmes et toute la société, riches et pauvres, beaux et moches, en prendront pour leur grade. Et l’on s’en amusera. Entre rire jaune et noir, jusqu’au saignant.
En trente ans de carrière, ce passionné de Tintin et de Marvel a développé un cinéma alternatif qui prend ses racines dans la BD satirique et le fanzinat (où il fait ses premières armes) mais aussi dans la tradition d’humour noir et de causticité espagnole des années 1960, mélange d’observation et d’exagération des mœurs au scalpel, incarnée à l’écran par Rafael Azcona, Luis G. Berlanga ou Fernando Fernán-Gómez. Le cinéaste rendra hommage à ces augustes tontons flingueurs avec une carte blanche regroupant trois pépites de la comédie noire espagnole produite sous Franco, sans doute l’une des plus désespérées, amères et excessives au monde. La réussite du cinéma d’Álex de la Iglesia tient peut-être à cela. Travaillant au corps l’ADN national avec les outils bricolés du postmodernisme hollywoodien, il redonne ses lettres de noblesse, en même temps qu’une nouvelle dégaine, à un surréalisme hispanique échevelé. Qu’il refasse Apocalypse Now dans un bar louche madrilène ou bien qu’il rejoue la guerre civile en mode Halloween, c’est toujours la même morale du retournement qui opère, nous rappelant au passage que le rire et la grimace s’épanouissent toujours face aux horizons bouchés, à l’absurde et à l’arbitraire.
Car l’ibère libère. Il ventile, annihile et surtout, il ne se prend pas au sérieux. Même quand il sonne la révolte des laissés-pour-compte – ou devrions-nous dire les laissés-pour-conte, tant son cinéma tient de la fable revisitée, détournant les codes et mélangeant les genres, de la comédie noire au gore dramatique. Álex de la Iglesia porte on ne peut mieux son nom, comme un pied de nez, ou plutôt un pied de biche : il brise les chapelles. Il fracture le cinéma de genre et c’est tout le cinéma qui s’en trouve libre, comme (re)naissant à un paganisme irrévérencieux. L’antéchrist devra y voir le jour le soir de Noël (Le Jour de la Bête), les embryons seront congelés (Perdita Durango), un sanglier poussera hors d’une grotte-utérus un ange exterminateur (Balada triste) et une femme nouvelle s’extirpera d’une bouche d’égout comme d’un placenta (Pris au piège). Une annonce faite à Mari sans le « e » ; Mari, la déesse basque, mère créatrice du monde (Les Sorcières de Zugarramurdi). Tel est le cinéma accouché par Álex de la Iglesia. Un cinéma païen férocement drôle. Et on s’y amuse bien.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse
Loïc Diaz-Ronda, codirecteur et programmateur du festival Cinespaña
Coproduction La Cinémathèque de Toulouse / Cinespaña dans le cadre de la 23e édition du festival Cinespaña (5-14 octobre 2018)