SACHA GUITRY
Si Jean Renoir est tenu pour le patron du cinéma français, Sacha Guitry en est certainement le maître. Car c’est ainsi, non sans raison, que ses collaborateurs le nommaient. Car c’est aussi, dans le cinéma français, la place qui lui revient. 1885-1957. Une trentaine de films réalisés. Une œuvre prolifique – et on ne parle pas du théâtre dont la moitié de sa filmographie est adaptée. Un plaisir savoureux des dialogues et des situations. Un personnage scandaleux. Un auteur génial, qui écrivait ses scénarios, les réalisait et les interprétait (parfois même plutôt deux fois qu’une). Et paradoxalement, bien qu’admiré d’Orson Welles et défendu par Truffaut, un cinéaste mésestimé. C’est peut-être d’abord que sa stature, et il en jouait, et sa posture, il en jouait également, en irritaient plus d’un. C’est surtout que nul autre cinéaste que lui n’a jamais affiché tant de réserve pour l’art qu’il servait.
Car chez Guitry, il y a le théâtre avant tout. Le cinéma étant du théâtre, « car on ne m’empêchera pas d’appeler cela du théâtre », disait-il dans sa dédicace à Michel Simon dans le générique de La Poison. Le cinéma subordonné au théâtre. Quand, pour sa défense et sa reconnaissance, on cherchait une forme de cinéma pur. Guitry, lui, le voyait comme le plus grand danger contre l’art dramatique. Ce qui ne l’empêcha pas de s’y essayer dès 1914 avec Ceux de chez nous, portraits d’artistes qu’il avait connus et qu’il admirait ; film muet qu’il accompagnait d’un commentaire dit en direct ou enregistré sur phonographe (il en donnera différentes versions par la suite, sonores et augmentées, jusqu’à celle de 1952 où il se met directement en scène à l’écran), posant d’emblée ce qui sera la marque de fabrique de son cinéma : sa présence par la voix, en off ou pas, assurant et assumant sans artifice d’objectivité sa pensée, son regard sur l’art, l’histoire et la société, introduisant et commentant l’action, brisant de la sorte toute tentation à l’identification.
Le parlant s’imposant, il y reviendra. Au cinéma. Et pas qu’un peu, passant d’un conservatisme à une idée de conservation, pour finir par de la mise en boîte. « Le cinéma n’était plus, avec l’arrivée du parlant, un mauvais moyen de mettre du théâtre en conserve, mais une excellente façon de conserver mes pièces pour l’avenir », dira-t-il dans un de ses nombreux bons mots. Et il tirera bien des films de ses pièces. De quoi envisager certaines productions comme des documents d’archives : des pièces interprétées pour l’écran avec les comédiens qui en ont tenu les rôles à la scène pendant des semaines, voire dans les mêmes décors. Est-ce cela le fameux théâtre filmé ?… Il ne saurait pourtant s’agir ici de captation, ni même d’adaptation. Mais bien d’une mise en scène de la parole, d’une mise en image d’un discours. Celle et celui des comédiens et des dialogues. Celle et celui de Guitry lui-même. Une parole et un discours s’annonçant généralement dès le générique, pour osciller par la suite entre mise en abîme pirandellienne et distanciation brechtienne, sans jamais se départir d’une légère insolence qui est aussi d’une insolente légèreté – tant dans ses vaudevilles et fantaisies historiques que dans ses films les plus noirs, ceux d’après-guerre, nourris de l’amertume d’avoir été accusé de collaboration. Mise en image de la parole plutôt que mise en scène qui nous renvoie inexorablement aux planches. Dans ses films « théâtraux », la place de la caméra (est-ce celle du souffleur, celle du spectateur, celle du partenaire ?), les cadrages, la durée des plans et le montage, tout entiers dévolus au texte ne sont que pur cinéma, son utilisation du champ / contre-champ étant une mécanique de précision rare. Ses films dits cinématographiques ne l’étant pas moins, à commencer par Le Roman d’un tricheur, dont la construction du récit faisait preuve dès 1936 d’une extraordinaire modernité toujours pas démentie aujourd’hui.
Difficile dès lors de le contenir dans le tiroir du théâtre filmé. Pas commode, il s’agit davantage d’un cinéma qui enfonce les portes. Celles des illusions, celles de la vraisemblance et celles des conventions, qu’elles soient cinématographiques ou morales. Car il en va, chez Guitry, des portes, comme chez Lubitsch. À la différence que si Lubitsch transfigure par son art de l’ellipse une action escamotée, dissimulée, désertant le lieu de l’action, Guitry au contraire l’occupe. Ou, si le cinéma de Lubitsch est gruyère, pour reprendre la célèbre formule truffaldienne, celui de Guitry est conté. Instaurant un dialogue direct, verbal, avec le spectateur, sans rien nous cacher du mensonge, quand Lubitsch nous implique par clin d’œil, s’adressant à nous par allusions, en jouant avec les signes. Du cinéma direct, pourrions-nous dire. Tant Guitry, dans le rôle de l’auteur ou/et sous le maquillage d’un personnage, s’exprime directement à nous. Du cinéma vérité. Tant il scrute le mensonge en jouant avec les mécanismes de la représentation (la représentation d’une réalité sous la représentation comme spectacle). Du cinéma vérité, du « jeu » au « je », tant il imprime à ses films ses opinions et ses obsessions. Le fameux « Moâ » guitryen qui en fait d’une part une œuvre autobiographique : son père, ses épouses, le théâtre ; son rapport à la famille, au ménage, aux jeux de l’amour et de la séduction ; son rapport à l’art et à l’histoire. Et un documentaire sur Guitry lui-même, chaque film le saisissant à un moment donné de sa vie et de ses états d’âme. Une œuvre qu’il nous tend comme un miroir – le double étant une figure récurrente chez lui (Michel Simon jouant des jumeaux dans La Vie d’un honnête homme, Bonaparte jeune rencontrant Napoléon vieux dans Remontons les Champs-Élysées…). Un miroir qui (se) réfléchit, dans les deux sens du terme. Moins pour nous imposer notre propre reflet que pour nous exposer le sien. Ou comme disait Chris Marker : « Contrairement aux idées reçues, au cinéma, la première personne est plutôt un signe d’humilité : tout ce que je peux vous offrir, c’est moi ». Cadeau.
Franck Lubet, responsable de la programmation