ANTHONY MANN
Juste avant, grâce à Henry Fonda, chasseur de primes fatigué par la vie, Anthony Perkins, jeune shérif inexpérimenté, avait échappé de peu à une correction qui lui aurait été fatale. Nous sommes dans Tin Star, Du sang dans le désert en français, un western urbain peu connu d’Anthony Mann ; un de ses derniers. Nous sommes dans le bureau du shérif maintenant, et Fonda donne sa première leçon à Perkins pour lui apprendre à rester en vie plus longtemps quand on porte une étoile comme cible : marcher droit sur son adversaire, sans s’arrêter, sans hésiter, sans lui laisser la parole, pour ne pas lui laisser le temps de l’initiative, et ainsi le désarmer. Une leçon qui ressemble à une note d’intention de Mann à propos de son cinéma, tant elle lui fait écho. Sec, direct, déterminé, dans le geste plutôt que dans la parole. Un contre-pied au cinéma d’Eugène Green que l’on vient de voir et qui cherchait à révéler une autre réalité cachée dans l’image. Anthony Mann, lui, croit à la réalité – l’efficacité – du plan dans un système, celui des studios : « Le metteur en scène que j’ai le plus étudié, mon metteur en scène favori, c’est John Ford, dira-t-il à Charles Bitsch et Claude Chabrol lors d’un entretien aux Cahiers du cinéma en 1957. En un plan, il expose plus vite qu’aucun autre l’endroit, le contenu, le personnage. Il a la plus grande conception visuelle des choses et je crois à la conception visuelle des choses. Le choc d’un seul petit plan qui peut nous faire entrevoir toute une vie, tout un monde, est autrement important que le plus brillant des dialogues ». Une conception du visuel à la limite de l’obsession formaliste (voir ses films noirs travaillés par une lumière expressionniste redécoupant des plans tout en profondeur de champ) et que l’on pourrait pousser à l’abstraction dans certains de ses westerns ; dans sa manière d’utiliser la couleur et de mettre en scène – d’inscrire serait peut-être plus juste – l’homme dans la nature. Et là encore, on pourra voir un contre-pied, au cinéma direct québécois ce coup-ci, que l’on présente au même moment, et qui proposerait, lui, une écriture spontanée du réel. Pourtant, la notion de réalisme n’est pas absente chez Mann. On la trouve, bien qu’arrangée si ce n’est détournée, dans ses films noirs qui prennent des accents documentaires (La Brigade du suicide, Il marchait la nuit, Incident de frontière, La Rue de la mort), mais surtout dans son attrait pour les extérieurs (principalement dans les westerns) parce que, disait-il, le réel y fourmille de détails que l’on ne trouve pas sur un plateau et qu’ils mettent les acteurs en situation de vérité. Une notion de réalisme qui se caractérise dans sa mise en scène – par rapport au cinéma classique hollywoodien – par une représentation brutale de la violence, qu’elle soit d’ordre individuel (la doctrine de l’œil pour l’œil) ou sociétal (voir les westerns où la nation naissante est déjà corrompue, autant que pourra l’être la romaine au moment de sa chute). Une représentation à la fois brute et stylisée, amorçant le virage que prendra le cinéma américain des années 1960, et à partir de laquelle on pourrait situer Anthony Mann comme le trait d’union entre John Ford et Sam Peckinpah, incarnant, plastiquement et thématiquement, le glissement du classicisme hollywoodien triomphant vers son crépuscule morbide (un goût ici pour la mutilation, blessures et cicatrices) : pleinement classique et déjà post-classique. Un glissement que l’on peut observer dans l’évolution de sa filmographie et de sa carrière, qui est exemplaire du parcours d’un réalisateur au sein du système hollywoodien (du bas de l’échelle au firmament de la profession) et dont la trajectoire coïncide avec celle de la fin de ce système. Ainsi, venu du théâtre, il débute à la fin des années 1930 chez Selznick pour qui il tourne des essais. Il travaillera sur Autant en emporte le vent ou encore sur Rebecca (voir à ce propos l’étonnant Strangers in the Night (1944), un de ses premiers films aux curieuses résonances hitchcockiennes). Il aura également été assistant de Preston Sturges à la Paramount, avant de pouvoir faire ses preuves sur des séries B jusqu’à La Brigade du suicide (1947) dont le succès lui fait gravir un échelon et ouvrira sa série de films noirs incontournables, à laquelle il faut associer la photographie magistrale de John Alton : Marché de brutes (1948), Il marchait la nuit (1948, pour lequel il n’est pas crédité), Le Livre noir (1949 – un film noir déguisé en film historique sur la Révolution française…), Incident de frontière (1949) et La Rue de la mort (1950). Et puis vint Winchester ’73 (1950), une entrée fracassante dans le monde du western, genre qui fera sa renommée et qu’il va contribuer à redéfinir, principalement à travers la série de cinq films qu’il fera avec James Stewart – Winchester ’73, Les Affameurs (1952), L’Appât (1953), Je suis un aventurier (1954) et L’Homme de la plaine (1955) – en développant un type de personnage obsessionnel qui cherche à surmonter ses névroses dans l’action jusqu’à s’enfermer dans un rapport masochiste aux autres et au monde. Une approche psychologique qui tient moins de Freud que de la tragédie, grecque ou shakespearienne, et qui en fait alors un des cinéastes les plus intéressants, importants et libres de Hollywood. En 1959, son éviction du tournage de Spartacus par Kirk Douglas, remplacé par le jeune Kubrick, annonçait déjà quelque part la fin d’une époque. Une époque dont il sonnera le glas avec deux superproductions monumentales, Le Cid et La Chute de l’Empire romain (énorme échec commercial), à la fois sommets de sa réussite professionnelle et chants du cygne de sa vision personnelle du monde et du cinéma. Un cinéma de l’action, plus qu’un cinéma d’action, qui confronte l’homme, non pas à la nature, mais à sa propre nature.
Franck Lubet, responsable de la programmation