François Truffaut
Disons les choses comme elles sont : la Cinémathèque de Toulouse a toujours été plus godardienne que truffaldienne. Disons-les plus précisément : si Raymond Borde a voué aux gémonies la Nouvelle Vague dans son ensemble, c’est à sa jeune garde (Jean-Paul Gorce co-écrit avec Carole Desbarats L’Effet Godard paru en 1989) que l’on doit cet héritage jamais renié depuis. Comme si on ne pouvait être que d’un bord ou de l’autre. Comme on ne peut être que Rolling Stones ou Beatles, Blur ou Oasis, Beyoncé ou Rihanna, Schwarzy ou Stallone, Laurel ou Hardy… On notera cependant que cette question d’appartenance ne se pose que lorsque nous abordons Truffaut. Elle ne se pose pas, à l’inverse, quand on évoque Godard. Peut-être parce que Truffaut meurt prématurément en 1984, à l’âge de 52 ans, quand Godard entamait le troisième cycle d’une œuvre qui devrait en compter quatre voire cinq. Cinéaste majeur du cinéma français de la seconde partie du XXe siècle, chef de file de la Nouvelle Vague laissant derrière lui une importante descendance cinéphilique (une influence que l’on retrouve encore dans les jeunes générations de cinéastes), il était donc temps de lui consacrer une rétrospective. La première de l’histoire de la Cinémathèque. Un événement en soi.
Alors que reste-t-il de Truffaut ?
Il reste une plume acerbe et passionnée qui a fait grincer bien des dents quand il était critique aux Cahiers du cinéma et dans Arts. Un art de la polémique qui retentit encore parfois, pas toujours juste, loin s’en faut, mais qui avait la mauvaise foi sincère. Ses articles sur la qualité française ou la politique des auteurs ont marqué l’histoire de la critique cinématographique et de la cinéphilie. Ils ont laissé des traces. Ils ont le mérite de nous amener à nous interroger sur ce que l’on regarde.
Il reste le jeune Jean-Pierre Léaud courant sur la plage et son regard caméra figé. Le télégramme de La Peau douce. La neige de Tirez sur le pianiste. Le tourbillon de Jeanne Moreau dans Jules et Jim. La lumière à la bougie de La Chambre verte. La fermeture à l’iris sur L’Enfant sauvage apprenant à manger. L’ouverture de La Nuit américaine. Le final de La Femme d’à côté_. Antoine Doinel tout court. Et des jambes de femmes qui arpentent le globe terrestre en tous sens, comme des compas, lui donnant son équilibre et son harmonie… Il reste du cinéma et des films comme des trains, que l’on prend et qui nous transportent. Des films comme des trains dans la nuit, qui font des va-et-vient sur les réseaux de l’amour et de la passion, offrant des variantes dans les réitérations : une femme qui aime deux hommes (_Jules et Jim, Le Dernier Métro_), un homme qui aime deux femmes (_La Peau douce, Les Deux Anglaises et le Continent_), un homme amoureux de toutes les femmes (L’Homme qui aimait les femmes_), une femme désirée par tous les hommes (Une belle fille comme moi_), une femme qui ne veut pas perdre son amant quitte à le tuer (_La Femme d’à côté), une femme qui se venge du meurtre de son mari (La mariée était en noir), un homme et une femme (la série des Doinel)…
Il y a le cinéma. L’amour du cinéma. Des photos de films que l’on vole aux devantures des cinémas. Des films que l’on va voir ou dont on parle. Des salles de cinéma. Les pères que Truffaut s’est choisis : Bazin, Renoir, Hitchcock. L’indépendance qu’il s’est créée avec sa maison de production, Les Films du Carrosse, pour pouvoir ne faire que les films qu’il avait envie de faire. Un cinéma total : il produisait, coécrivait, réalisait et jouait même, mais surtout dans le sens où toute sa vie a tourné autour du cinéma. Comme si elle en dépendait. Sa vie est dans ses films et les films sont sa vie. Il disait à propos de son cinéma : « Les femmes et les enfants d’abord », ses deux sujets de prédilection. On pourrait ajouter : mais le cinéma avant tout. Comme il faisait dire à Nathalie Baye dans La Nuit américaine : « J’ai déjà quitté un homme pour un film, mais je ne quitterai jamais un film pour un homme ». Le cinéma plus que la vie. Le cinéma qui est plus harmonieux que la vie, toujours boiteuse. Pas d’embouteillage, pas de temps mort. Le cinéma qui substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs, pour reprendre la fameuse phrase que Godard prêtait à Bazin en exergue du Mépris et qui définirait parfaitement celui de Truffaut. En ce sens, le cinéma chez Truffaut est spectacle. Il s’oppose complètement à celui de Debord et il faudra en passer par lui pour comprendre et apprécier la conception debordienne.
Il y a enfin la littérature, tout aussi omniprésente que le cinéma, si ce n’est plus, dans quasiment tous ses films. Les films qui sont des adaptations de livres. Les livres qu’on lit ou que l’on écrit (voir le nombre de ses personnages écrivains ou qui écriront un roman de leur expérience). Les livres que l’on apprend par cœur parce qu’ils sont brûlés. Plus précieux peut-être que le cinéma. Inspiration et aspiration. Par le romanesque de son cinéma, plutôt classique, Truffaut a, semble-t-il, cherché cinématographiquement la littérature. Il a écrit et raconté des histoires avec le cinéma comme un écrivain sonde son âme avec les mots. Et l’on pourrait dire alors que si le cinéma a trouvé ses auteurs, Truffaut est peut-être le seul romancier de cinéma. Cela valait bien une rétrospective.
Franck Lubet, responsable de la programmation