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Cinéma situationniste – Intégrale Guy Debord

Du mardi 03 décembre 2019
au vendredi 20 décembre 2019


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Contre le cinéma. Pour un terrorisme cinématographique. De la destruction pure de la cinématographie traditionnelle à la construction d’une cinématographie comme moyen de communication révolutionnaire pas totalement mensonger.
1951. En marge du Festival de Cannes, Isidore Isou, chantre du mouvement lettriste (groupe d’avant-garde créé par lui-même à la Libération, dans la lignée de Dada et du surréalisme), présentait Traité de bave et d’éternité, un film incendiaire qui, sur le principe élaboré par Isou du montage discrépant (dissocier totalement la bande-son d’une bande-image issue de found footage grattée à même la pellicule), déclamait la fin du cinéma tel qu’on avait pu le connaître jusque-là : « Je crois que le cinéma est trop riche. Il est obèse. Sous le coup d’une congestion, ce porc rempli de graisse se déchirera en mille morceaux. J’annonce la destruction du cinéma, le premier signe apocalyptique de disjonction, de rupture, de cet organisme ballonné et ventru qui s’appelle film » (extrait de la bande-son). Maurice Lemaître enchaîne avec Le film est déjà commencé ?, intervenant directement sur la séance, suivi de L’Anticoncept de Wolman. Un jeune homme qui avait assisté à la fameuse séance cannoise rejoint le groupe avec un film dans la lignée : Hurlements en faveur de Sade, un film sans image. Guy Debord affiche clairement l’intention d’enfoncer le coin planté par ses camarades dans le flanc du cinématographe. Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Il enfonce le clou du cercueil et creuse une brèche au sein du groupe lettriste, ouvrant la voie à la dissidence et à une scission qui débouchera sur la création de l’Internationale lettriste en 1953, prototype de l’Internationale situationniste qui verra le jour en 1957.
Des lettristes aux situationnistes, l’avant-garde, prenant un virage politique, est passée aux avant-postes de combat. En rupture avec Isou qui prônait un renouvellement de l’art, l’I.L. puis l’I.S. œuvrent pour une réalisation de l’art : dépasser l’art pour se réapproprier le réel. « Ce que le spectacle a pris à la réalité, il faut le lui reprendre. Les expropriateurs spectaculaires doivent être expropriés. Le monde est déjà filmé. Il s’agit maintenant de le transformer », dira Debord dans La Société du spectacle. Les années 1960 verront l’I.S. se détourner progressivement de l’art pour développer un projet véritablement insurrectionnel : face à une contre-révolution permanente, vivre la révolution au quotidien, sans attendre d’hypothétiques lendemains qui chantent. Ce seront les fameux « Ne travaillez pas. Jouissez sans entrave » qui marqueront Mai 68. Une manière de vivre, plus qu’un projet théorique, libéré des rapports marchands. Fuyant et fustigeant toute organisation politique, l’I.S par sa philosophie marxiste ludico-libertaire aura une forte présence et une grande influence sur les événements de 68. Elle rencontrera aussi l’opposition des groupes d’extrême gauche embrigadés. Elle s’auto-dissoudra en 1972, non sans avoir définitivement marqué de son empreinte tout véritable désir d’insurrection qui serait aussi une insurrection du désir.
Cinématographiquement, les situationnistes ont développé un cinéma basé sur l’art du détournement : l’utilisation de séquences, photos, etc., empruntées à des films préexistants (voire des films dans leur intégralité : les films de René Viénet) ou des médias (journaux, actualités), BD, et redéfinies par un commentaire critique travaillé selon le concept du montage discrépant. Un cinéma politique, mais qui a plus à voir avec l’essai cinématographique que le cinéma militant. Anti-spectaculaire, c’est un cinéma du discours qui s’inscrit dans une logique de la déception : dérouter les attentes programmées du spectateur par une mise en question de sa culture. « Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle » (revue Internationale situationniste n°3, 1959). Se résumant essentiellement aux films de René Viénet et Guy Debord, le cinéma situationniste s’est paradoxalement développé après la dissolution de l’I.S. Faut-il y voir un retournement ou la continuation de la lutte par d’autres moyens ? Le cinéma de combat, contre une politique de la culture et la culture politique, contre le cinéma lui-même, aurait-il fini par être récupéré / désamorcé comme objet culturel – relégué à un moment ou une situation historique ?
Présenter ainsi une intégrale Debord (dont les films dans les années 1980 étaient projetés en continu dans une salle qui lui était intégralement et exclusivement consacrée) en même temps qu’une intégrale Truffaut qui se situe à l’extrême opposé du spectre du cinéma (même si Gérard Lebovici, qui a produit les principaux films de Debord et réédité La Société du spectacle, a aussi distribué des films de Truffaut et été l’agent de Jean-Pierre Léaud) ne tient-il pas du contresens idéologique et de la preuve de cette réduction à une approche artistique politiquement inoffensive ? Cette programmation, en visant à resituer le mouvement, de ses fondements lettristes à ses débordements que l’on pourrait qualifier de pro-situ (Roland Lethem, David McNeil), tendrait effectivement à le confirmer. Elle confirmera surtout que le cinéma situationniste s’inscrit définitivement dans une position unique de post-cinéma. Un cinéma de l’après-cinéma, nécrophile/phage, qui désire, démembre et se nourrit d’un cinéma qui ne peut plus être que mort. Elle remettra aussi en perspective un modèle de société, la nôtre, qui n’a jamais autant été aveuglément dans le spectacle (la mise en scène de soi aliénée à une image marchande) et dans son effondrement (lui-même cyniquement spectacularisé). Mise en situation par le cinéma.

Franck Lubet, responsable de la programmation