Bette Davis vs Joan Crawford
Quand Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? sort sur les écrans en 1962, Bette Davis (1908-1989) est âgée de 54 ans et Joan Crawford (1904-1977) de 58 ans. Ce sont deux immenses stars du cinéma hollywoodien. Ou plutôt, elles ont été, parce que Hollywood est une machine à broyer ses stars et tel Chronos dévorant ses enfants, passé un certain âge, l’usine à rêves abandonne ses actrices. Toutes deux sont en fin de carrière quand Robert Aldrich vient les chercher pour incarner les rôles de Jane et Blanche Hudson, deux sœurs, stars déchues des années 1920 et 1930 qui se vouent une jalousie viscérale, tout en ne pouvant se passer l’une de l’autre, dans un thriller sadique au bord du film d’horreur. Ce sera leur seul et unique film ensemble, leur seule confrontation directe (bien qu’on les retrouve toutes les deux au générique de Hollywood Canteen dirigé par Delmer Daves (1944), mais qui était un all stars movie pour soutenir le moral des soldats pendant la guerre). Petite production indépendante (1 million de dollars) de Seven Arts Pictures et de la propre compagnie d’Aldrich, celui-ci parvient à intéresser la Warner à sa distribution, bien que Jack Warner, qui avait eu sous contrat les deux actrices au temps de leur gloire, refusa de donner un centime pour l’une « de ces vieilles biques ». Elles signèrent alors, pour Crawford un contrat de 40 000 dollars + 10 % des recettes, et pour Davis 60 000 dollars + 5 % des recettes. Résultat : 9 millions de dollars de recettes et une nomination aux Oscars pour Bette Davis. Un véritable succès qui reposait sur l’efficace mise en scène d’Aldrich, le talent de ses deux actrices et surtout la haine légendaire qui les animait l’une envers l’autre et qui finit par les unir à jamais pour un des plus grands films sur le côté obscur de Hollywood. Parce que, de la même manière que Billy Wilder avec Gloria Swanson dans Sunset Boulevard en 1950, ce sont deux stars au tapis qu’Aldrich dirige dans un pugilat à peine maquillé par les outrances de personnages de vieilles folles hantées par leur gloire passée. Coups non retenus de Bette Davis dans une scène de savatage, pierres dans les poches de Joan Crawford pour s’alourdir dans une scène où Bette Davis doit la porter… Jusqu’à la fameuse remise des Oscars où Joan Crawford, après avoir intrigué en coulisses pour que Bette Davis n’obtienne pas sa troisième statuette, s’est arrangée pour aller chercher la dite récompense à la place d’Anne Bancroft (couronnée pour Miracle en Alabama d’Arthur Penn). « Je ne lui pisserais même pas dessus si elle était en feu », dira Davis dans une de ses épiques saillies contre sa meilleure ennemie.
Leur rivalité, alimentée par la presse people de l’époque qui en a fait ses choux gras, est devenue mythique et a fini par rendre leurs noms aussi indissociables que ceux d’Abbott et Costello. Mais ce n’est pas tant cette rivalité qui nous intéresse ici que le parcours de deux actrices extraordinaires, deux stars emblématiques de l’âge d’or de Hollywood, deux styles que tout oppose, et qui pourtant se retrouvent dans la volonté de réussir et de s’imposer coûte que coûte, quitte à sacrifier leur famille, qui ont dû se battre pour gagner leurs statuts et statues, et les préserver, dans une industrie qui n’a rien de philanthropique. Ou Bette Davis / Joan Crawford : deux faces d’une même pièce.
Débutant à la fin du muet, mais cantonnée dans l’ombre de Norma Shearer, Joan Crawford s’est façonnée aux forceps et au studio MGM, la fabrique du glamour de Hollywood. D’abord dans des rôles de jeunes filles libérées (Pluie de Lewis Milestone), avant de véritablement exploser à la faveur de la Grande Dépression dans des rôles de jeunes filles de condition modeste luttant contre la misère (Mannequin de Borzage). Les années 1930 et le mélo la mènent en haut de l’affiche, mais le début des années 1940 marque un coup d’arrêt bien qu’elle essaie de renouveler son image (Il était une fois de Cukor). Véritable phénix renaissant toujours de ses cendres, elle quitte alors la MGM pour la Warner (dont la star maison est Bette Davis) où elle atteint la consécration en remportant l’Oscar de la meilleure actrice pour Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz, rôle que Bette Davis avait refusé. Avant de retourner à la MGM au début des années 1950, avec notamment l’incroyable Johnny Guitare de Nicholas Ray dont elle fit reprendre le scénario, dans une crise de jalousie visionnaire, affirmant que ce serait elle le cowboy.
Bette Davis, de son côté, vient de Broadway et du théâtre avant d’imposer à partir des années 1930 sa forte personnalité à la Warner, studio marqué par son penchant pour les films virils, où elle fera le plus gros de sa carrière dans le tumulte d’une relation houleuse avec Papa Jack. Véritable actrice de composition (ne pas rater sa reine Élisabeth), elle a façonné des rôles de femmes impitoyables qui continuent de faire froid dans le dos et de nous laisser pantois d’admiration (revoir la scène d’assassinat par non-assistance dans La Vipère est toujours une leçon de mise en scène et de jeu). Cela ne l’empêche pas de s’imposer également dans le mélodrame, genre dans lequel elle remporte ses deux Oscars (L’Intruse en 1935 et L’Insoumise en 1938). Mais sa plus belle interprétation restera sans doute celle de Margo Channing dans Ève (prix d’interprétation à Cannes) où l’art encore une fois semble imiter la vie et nous tend de la vie d’actrice un miroir bien plus dur encore que celui de Baby Jane. Un miroir dans lequel Crawford pourrait aussi trouver son reflet.
Franck Lubet, responsable de la programmation