Les nouveaux excentrés du cinéma français
Depuis une bonne dizaine d’années le cinéma français connaît une vague de films transversaux des plus réjouissants. Des films de travers, des films au ton décalé, des films désaxés par rapport aux normes narratives en vigueur. Des films qui tranchent avec le tout-venant commercial et bousculent les archétypes d’un cinéma d’auteur à la française dont l’imagerie a fini par se figer, si ce n’est virer au cliché. Des films qui s’affranchissent des lois pesantes du marché et insufflent irrévérencieusement au cinéma français un vent de liberté que l’on n’avait plus connu depuis longue date.
On ne parlera pas pour autant d’une énième nouvelle Nouvelle Vague, ni même d’un nouveau jeune cinéma français. Seulement, simplement, d’un cinéma jeune, ou plutôt de films – puisqu’il s’agit moins d’un mouvement ou d’une école que d’une tendance – qui rajeunissent le cinéma français, qui lui redonnent de la verdeur, et dans lesquels les spectateurs retrouvent une générosité cinématographique qui finissait par faire défaut. Une tendance que l’on peut désormais saisir sans pouvoir fondamentalement la définir, ni complètement la circonscrire. Une tendance désordonnée et dépareillée, sans chef de file, sans collectif ni manifeste. Mais une tendance certaine qui se démarque d’abord du reste de la production hexagonale par son excentricité, ainsi que Stéphane Delorme la dénommait dans son éditorial au dossier des Cahiers du cinéma n°721 (avril 2016) : « Vive les excentriques ! ».
Exit les couples trentenaire / quadra qui s’emmerdent dans leurs confortables appartements parisiens. Exit les schémas narratifs ronronnant. Terminé le naturalisme normatif. Une partie du cinéma français a pris le large en se décentralisant – géographiquement et artistiquement – et la bulle d’oxygène qu’elle a percée commence à remonter à la surface. Une bulle faite de poésie, d’absurde et d’imaginaire. Une bulle concentrée en cinéma. Où le cinéma retrouve de sa singularité.
Le phénomène n’est pas nouveau. Jean-Daniel Pollet, Paul Vecchiali, Luc Moullet, Philippe Garrel, Marie-Claude Treilhou, Jean Eustache, Jean-Pierre Mocky, pour ne citer que les plus connus, les plus radicaux, ont formé déjà, sans faire bande (si ce n’est celle de Diagonale : la maison de production de Vecchiali où l’on retrouve également Jean-Claude Biette et Guiguet), ce que l’on a appelé des francs-tireurs du cinéma français. Des cinéastes qui se sont toujours tenus à l’écart du système ou/et ont été mis à l’écart par le système. À la marge, quand ce n’est pas marginalisés.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais cette actuelle vague de films que nous avons décidé d’appeler excentrés mérite d’autant plus que l’on s’y arrête qu’elle arrive à un moment où le cinéma français entre dans une nouvelle crise liée à la remise en question du système d’aide au financement (déstabilisé par l’essor des plateformes sur les chaînes de télévision). Une crise qui prolonge peut-être celle, « endémique, par laquelle le cinéma depuis toujours essaie de “se refaire”, comme une machine qui ne fonctionne que parce qu’elle est détraquée », ainsi que l’écrivaient Serge Daney et Serge Toubiana dans leur édito du n°285 des Cahiers du cinéma en février 1978.
Cet « excentrisme » ne serait-il pas alors le signe du cinéma qui cherche à se refaire ? Une réponse à la mise en péril des films dits du milieu (ces films aux budgets compris entre 3 et 7 millions d’euros qui visent à être populaires et artistiques) que pointait Pascale Ferran lors de son discours aux Césars en 2007. La réponse d’une économie plus fragile encore, mais peut-être plus libre au final, qui « refait » le cinéma en l’excentrant pour justement mieux le recadrer, le remettre au milieu, au cœur, avec des films contre, tout contre comme disait Sacha Guitry.
Ces films, que l’on dit indépendants et que l’on tiendrait pour marginaux par leur budget et leur nombre d’entrées, plutôt que les marquer de l’adage qui veut que la marge tienne les pages, on préfère les qualifier d’excentrés. Parce qu’ils bougent le centre. Ils recentrent notre regard et nos attentes. Ils ne sont pas là par nécessité, pour faire la jointure, parce qu’ils seraient l’exception culturelle qui confirme la règle. Ils sont là par désir. Parce qu’on les désire. Et on les veut dans le système, de production et d’exploitation. Ce n’est pas qu’il y a trop de films, c’est que l’on manque de cinéma.
Dans leur édito de février 1978, Daney et Toubiana parlaient aussi du spectateur. Ils écrivaient que le « spectateur cinéphile » était en voie de disparition et que nous entrions dans l’ère du « consommateur culturel ». Aujourd’hui où la culture est largement devenue objet de consommation, le spectateur cinéphile est prêt à faire son retour. Pour cela nous avons besoin de gestes. Cette programmation en est un. Il est déplacé, parce qu’il tient plus du geste critique que programmatique. Il est insatisfaisant, parce que trop parcellaire et manquant de recul pour être juste. Mais il est nécessaire, parce que l’on a le cinéma que l’on mérite. Et il est enfin revendiqué, parce qu’une cinémathèque n’est pas seulement aujourd’hui le réceptacle d’une histoire du cinéma que l’on visiterait comme un musée. Elle est également une galerie où s’interroge aussi le contemporain, c’est-à-dire préparer le passé de demain.
Franck Lubet, responsable de la programmation
L’ACID est une association née en 1992 de la volonté de cinéastes de s’emparer des enjeux liés à la diffusion des films, à leurs inégalités d’exposition et d’accès aux programmateurs et spectateurs. Ils ont très tôt affirmé leur souhait d’aller échanger avec les publics et revendiqué l’inscription du cinéma indépendant dans l’action culturelle de proximité.
Dans un marché cinématographique où les 10 premiers films occupent chaque semaine 93% des écrans, les cinéastes de l’ACID soutiennent et accompagnent chaque année une vingtaine de nouveaux longs métrages réalisés par d’autres cinéastes, français ou internationaux. Choisir ces films, c’est pour eux se poser la question du renouvellement et de la pluralité des regards en donnant de la visibilité à des œuvres insuffisamment diffusées, et en proposant une alternative à l’hyperconcentration et au regard unique.
Plusieurs films soutenus par l’ACID seront présentés dans le cadre du cycle « Les nouveaux excentrés du cinéma français » :
Pour le réconfort de Vincent Macaigne
Le Parc de Damien Manivel
Avant la fin de l’été de Maryam Goormaghtigh
Mercuriales de Virgil Vernier
Il se passe quelque chose d’Anne Alix
Par ailleurs, la déléguée générale de l’ACID, Fabienne Hanclot, sera présente le 4 février à 19h pour une rencontre autour du cinéma indépendant et de ces « nouveaux excentrés du cinéma français ».