Gaspar Noé
Des sujets chocs. Sexualité. Drogue. Violence. Un parfum de scandale. Une caméra fluide. Une esthétique extrêmement travaillée. Et des cartons / intertitres, coupants comme le rasoir d’ Un chien andalou, qui vous ouvrent littéralement l’œil. Clivant et décillant, un film de Gaspar Noé se reconnaît entre tous. Seul entre tous.
Depuis trente ans déjà et seulement une poignée de films, cinq longs métrages, autant que les doigts d’une main, mais dont la poigne vous enserre et vous remue jusqu’au tréfonds, Gaspar Noé s’est imposé comme un cinéaste hors normes. Chacun de ses nouveaux films est un événement attendu sur lequel la critique s’étripe allègrement comme si elle avait besoin de lui pour retrouver le poul du cinéma. La question n’étant plus de savoir si on va aimer ou pas – on sait que l’on va aimer détester ou que l’on va détester aimer, ses films sont lâchés dans les arènes cannoises comme des taureaux promis à la mise à mort. Mais nul encore n’en a ramené les oreilles et la queue.
Gaspar Noé est un Minotaure et son cinéma un labyrinthe dont chaque film est lui-même un labyrinthe psychique fait de couloirs et de recoins que l’on arpente, depuis Irréversible, en des plans-séquences portés par une caméra flottante. Expérience cathartique où l’on vient, sans fil d’Ariane, se confronter à Éros et Thanatos, aux pulsions de vie et de mort. Expérience primale, au sens thérapeutique, qui nous ramène au trauma initial : la naissance. La maternité étant un motif récurrent, si ce n’est récurant, de son cinéma. Le premier plan de Carne est l’abattage d’un cheval dans un abattoir, suivi d’un accouchement frontal. Naître ou ne pas naître sera la question.
Un cinéma mental qui rejoint l’organique. Du trip aux tripes. Parce qu’il nous touche jusque dans nos chairs pour nous retourner la tête. Un film de Noé, c’est assister à un accouchement doublé d’une opération à cœur ouvert. Ou l’on tombe dans les pommes, ou l’on peut regarder battre une machine fascinante sortie de sa cage – thoracique ou abdominale : le cinéma. Cela peut choquer, mais comme un électrochoc ranime. Le cinéma de Gaspar Noé redonne des pulsations au cinéma. Organiquement, c’est-à-dire pour le cinéma : photographiquement et phoniquement, à l’image de ses effets stroboscopiques qui résonnent visuellement comme les battements d’un cœur. Un cœur-cinéma qui revient à la vie. Les films de Gaspar Noé ne sont pas choquants, ils sont des chocs. Des électrochocs. De la pulsion à la pulsation, et vice versa, cinématographique. « It’s alive ! », pense-t-on alors du cinéma devant un de ses films, comme Frankenstein s’écriant devant la créature à laquelle il a redonné vie à partir de morceaux de cadavres.
Le cinéma, viscéralement, est au cœur de sa cinématographie. Fin cinéphile (les références, affiches, livres, jaquettes de DVD… parsèment ses films), il est son premier spectateur et, disait-il au cours d’une interview, il cherche à faire des films qu’il n’a pas encore vus sur un écran. Donner naissance à son tour. Accoucher un cinéma nouveau, plus que d’un nouveau film. Aussi raconte-t-il toujours les mêmes histoires, les plus anciennes qui se racontent toujours, des histoires d’amour impossibles entre des hommes et des femmes. Mais en cherchant de nouvelles formes de récit, conjuguant continuité spatiale et discontinuité temporelle.
Ce travail d’écriture et de réécriture formelle peut parfois être perçu comme une simple virtuosité esthétique, un bel écrin vide. Mais la vacuité, la peur du rien étant un moteur des pulsions humaines, ne seraient-ils pas alors, au contraire, une manière de révéler et de conjurer la morbidité sourde qui anime l’humanité ?… Il y a cette phrase en forme d’épitaphe de Walter Benjamin : « L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». Comme une réponse, le cinéma de Gaspar Noé est une esthétique de premier ordre qui saisit la jouissance destructrice qui fait vivre l’humanité. Il nous la rend moins étrangère.
Franck Lubet, responsable de la programmation