Cronocrímenes – Comédies fantastiques & autres mondes parallèles
Qui n’a jamais rêvé d’inverser le cours du temps, de modifier le passé pour changer le présent ? Qui n’a jamais souhaité disposer du don d’ubiquité ou de la capacité de mener plusieurs existences simultanément ? Bienvenue dans le monde des distorsions temporelles. Un monde échafaudé au XXe siècle par les théories quantiques des univers multiples et la science-fiction, mais aussi, et de manière plus surprenante, par une veine de comédies fantastiques portées vers l’absurde et des formes décomplexées voire étourdissantes de narration.
Par sa nature merveilleusement artificielle, le cinéma offrait dès l’origine la possibilité d’une fuite hors du temps rationnel et linéaire de la modernité. On pourrait ainsi tracer une généalogie des cinéastes ayant proposé sur les écrans des visions alternatives du temps, qui passerait par Méliès, Keaton, Clair, Resnais, Tarkovski, Lynch ou Cronenberg. Un univers de pause éternelle, d’inversions et d’accélérations vertigineuses, de métamorphoses et d’images impossibles, opposé à la représentation objective ou scientifique du monde. Ce n’est cependant qu’au tournant des années 1990 qu’apparaît aux États-Unis un genre de film spécifiquement voué aux distorsions temporelles et aux univers parallèles, destiné à renouveler la comédie et à rencontrer les faveurs du public.
Avec des titres comme Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993), The Truman Show (Peter Weir, 1998), Dans la peau de John Malkovich (Spike Jonze, 1999) ou Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) – liste à laquelle il convient d’ajouter le nom du scénariste et réalisateur Charlie Kaufman –, s’opère en effet une véritable révolution du motif classique du voyage dans le temps. Sous l’influence d’écrivains tels Philip K. Dick, ces œuvres postulent la nature perméable du temps et en particulier du présent conçu comme un espace aux variations potentiellement infinies, en même temps qu’elles proposent, à grand renfort d’orfèvrerie scénaristique et d’humour masochiste, une réflexion critique et paranoïaque sur l’identité.
Bien que le cinéma espagnol ne possède aucune tradition de science-fiction à proprement parler et qu’il ait généralement cherché à suivre les chemins balisés du réalisme, des auteurs ont néanmoins œuvré, au fil des décennies, à la constitution d’un courant de films temporels plus imaginatif. Et ils l’ont fait, comme souvent dans la culture espagnole, dans un rapport constant à l’ironie, au grotesque et à la satire sociale, que ce soit dans les expérimentations surréalisantes sur le destin d’Edgar Neville ou de Luis Buñuel, dans les radiographies de la mémoire traumatique de Carlos Saura ou de Bigas Luna ou encore dans les récits labyrinthiques parasitant la réalité de Juan Cavestany ou d’Aritz Moreno. Notre cycle « Cronocrímenes » aspire à dresser une première histoire de ce courant en proposant une sélection de neuf longs métrages, réalisés entre 1945 et 2020, et une rencontre avec son plus remarquable représentant en activité, le cinéaste Nacho Vigalondo.
Crimes temporels, donc… Non pas qu’il soit tellement question de meurtres (encore que cela puisse parfois être le cas), mais plutôt d’entorses diverses et variées à la chronologie, d’atteintes manifestes aux règles définissant le principe de réalité. Des vies parallèles au temps apocalyptique, de l’involution psychique à la contamination fictionnelle du réel, du double à la boucle temporelle, de l’effet papillon à la réalité virtuelle… Le spectateur est convié à une célébration délirante d’illusions, de paradoxes et de bifurcations qui, pour fantaisistes ou loufoques qu’ils soient, n’ont rien d’inoffensif.
Car la leçon de cinéma de « Cronocrímenes », et du film de distorsion temporelle en général, s’apparente davantage à une connaissance par les gouffres qu’à un simple divertissement. Quand l’esprit commence en effet à jouer avec les catégories du temps, ce n’est pas seulement notre perception qui vacille mais l’univers tout entier. Mille questions complexes et troublantes nous assaillent tant notre rapport au monde et à nous-mêmes est fondé, sans que l’on en soit toujours conscients, sur une expérience partagée du temps. Si l’on peut imaginer se libérer, semblent nous dire ces films, ne serait-ce qu’une seconde du fleuve qui selon Héraclite baigne tout être et toute chose, si un seul petit détail se grippe dans la machine, alors toute rationalité s’effondre et tout devient possible.
Installez-vous confortablement, que craquent donc les coutures du réel et qu’advienne l’impossible.
Loïc Diaz Ronda, codirecteur et programmateur du festival Cinespaña
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse
Coproduction La Cinémathèque de Toulouse / Cinespaña dans le cadre de la 26e édition du festival Cinespaña (1er-10 octobre 2021)
En coproduction avec Cinespaña, la Cinémathèque de Toulouse presente également :
> 5 octobre, Día del Cine Español / Centenarios, Hommage à Fernando Fernán-Gómez
> 21 octobre, ciné-concert Segundo de Chomón – 150 ans