Berlin, portrait d’une ville
New York, Los Angeles sont devenues cinéma, familières même si on n’y a jamais mis les pieds. Londres tient d’un cosmopolitisme d’empire. Rome ne peut se déparer de ses antiques atours. Tokyo hypnotise par sa capacité à brouiller les repères. Madrid s’est façonnée sur les coutures du XIXe siècle. Montevideo a gravé dans les sillons de sa vieille ville les chants de Maldoror. Lisbonne et Venise regardent les fantômes aventureux se fondre dans le mouvement des passants. Quant à Paris, elle n’en finit pas de s’éblouir de ses propres lumières. Toutes les grandes villes du monde sont monde, villes-monde – au risque parfois de faire carte postale. Mais Berlin, toi, Berlin, tu es ville-temps. De temporalité et de tempo. La seule ville à laquelle le cinéma a dédié une symphonie – Berlin, symphonie d’une grande ville (Walther Ruttmann, 1927). Toi, Berlin, dans tes artères coule l’Histoire. Quand on arpente tes rues, tes allées, c’est avec cette impression rare de marcher dans l’Histoire. De visiter l’histoire tragique du XXe siècle européen, une histoire dont tu portes les cicatrices sans fard.
Berlin, quand on visite tes rues de celluloïd, on entend le cri d’une mère qui appelle sans retour le nom de sa fille, Elsie, sur laquelle s’est penchée une ombre assassine comme celle du nazisme a fondu sur la République de Weimar. Et l’on entend en écho, dans l’écho de tes ruines de l’immédiat après-guerre, la chute assourdissante d’un jeune Edmund à peine de quelques années plus âgé. Le néoréalisme italien croisait alors le trümmerfilm (film de décombre) allemand, et comme l’Allemagne selon Rossellini, tu repartais à zéro. Même en studio, à Hollywood, où Billy Wilder ramenait les images de tes décombres pour les mettre dans les paroles de sa Scandaleuse de Berlin ; tes décombres, chantées en une inattendue réconciliation par l’Ange bleu de la UFA (Marlene Dietrich). Mais la réconciliation n’aura pas lieu tout de suite, quand le scandale, lui, viendra sans tarder. Toujours par Billy Wilder. Un, deux, trois et les sacrifiés laisseront la place aux enfants de Karl Marx et Coca-Cola, Wilder s’amusant de te voir ainsi divisée pour mieux renvoyer dos à dos les idéaux venus de l’Est comme de l’Ouest. Mais l’Histoire ne rit pas avec toi et te ride, avant même que le film ne sorte, d’un mur plus fermé qu’un rideau de fer. Un rideau qui finira déchiré tant les films d’espionnage y auront projeté d’allers-retours. Un rideau déchiré à travers lequel reviendra, en une étrange aventure dont il a le secret, le dernier des espions : l’agent très spécial Lemmy Caution, exsudé de ce mur qui avait participé à son apparition, témoin d’une Allemagne remise à zéro et bientôt à neuf, jusqu’à une singulière forme de jouvence que l’on appellera ostalgie, d’un monde – d’un temps ? – désormais révolu, disparu. Comme les anges wendersiens, si loin et si proches encore, se sont fondus dans ton décor, dans ta frise chronologique, préférant le temps humain à l’immortalité, acceptant les blessures du temps pour connaître le désir.
Berlin. Portrait d’une ville pas comme les autres. Ville scarifiée par un mur qui en aura fait, plus qu’un décor, un véritable personnage : une actrice. De la cicatrice à l’actrice. Portrait d’une actrice balafrée. Avant, pendant et après la chute du mur de Berlin, une programmation de films qui tient plus de la visite temporelle que géographique.
Franck Lubet, responsable de la programmation
Dans le cadre de la Quinzaine franco-allemande (8-22 octobre 2021)