Charlotte Silvera
1985, une gamine d’une dizaine d’années, au caractère bien trempé, déboulait sur les écrans français avec la rage au ventre. La rage contre sa mère, contre la famille, contre un ordre qui tient de la violence, contre une morale qui tient de l’hypocrisie. L’action a beau se passer dans des années 1960 reconstituées avec une économie de moyens remarquable, la rage est intacte, abreuvée au sentiment d’injustice, berceau d’une volonté de rébellion insatiable. Et de cette rage naît le désir de braver les interdits. Un désir que l’on sent, que l’on voit, que l’on partage avec Louise, Louise l’insoumise. Quitte à basculer définitivement de l’autre côté de la barrière. De l’autre côté des barreaux. Peut-être Prisonnières, comme le film suivant de Charlotte Silvera. Un film de prison. Un film de femmes en prison, choral, carcéral. Carcéral parce que choral, parce que plus qu’aux murs, c’est encore à un ordre, social, sociétal, que l’on se cogne. L’individu et le groupe. L’individu face au groupe : Carmen Maura, proviseure séquestrée chez elle par un groupe de lycéens dans Escalade. L’individu dans le groupe : quand la cohésion maligne de ces mêmes lycéens explose au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent dans l’irréparable. L’individu face à lui-même, à ses contradictions, dans C’est la tangente que je préfère, quand Sabine, une adolescente encore, vit une histoire d’amour avec un homme d’une quarantaine d’années. Et le cinéma ne saura retrouver l’innocence. Même quand Judith, double de Louise au début des années 2000, lui court après dans Les filles, personne s’en méfie, cherchant à le retrouver comme un refuge à la vie.
Il y a, qui parcourt tout le cinéma de Charlotte Silvera, une volonté de se confronter aux limites. De les franchir. De s’en affranchir. Au risque de s’y enfermer, qu’elles se referment sur soi. Quelque chose d’une fureur de vivre comme on parlerait de rebelle sans cause. Son cinéma est tout entier traversé par l’urgence. Celle de sa mise en scène, débordante, dévorante, impatiente. Celle de ses personnages, tout aussi impatients, ivres de vivre, emportés par leur vitesse, brûlant les étapes et se brûlant aux virages. Des personnages exclusivement féminins et principalement très jeunes. Portraits écorchés pour un cinéma qui décalamine, pour le meilleur et pour le pire. Il y a une violence sourde. Une violence toujours prête à exploser, et qui nous écorche le regard pas toujours à l’endroit et au moment où l’on s’y attend (pas comment ni où l’on voudrait s’y attendre), sèche comme le cinéma d’Ida Lupino peut nous prendre à revers. Mais il y a aussi de la tendresse sous la dureté. Il y a l’affection d’une cinéaste pour ses personnages, gamines, adolescentes ou mûres, belles et rebelles, belles parce que rebelles. Parce qu’elles n’entrent pas dans les cases. Comme le cinéma de Charlotte Silvera n’entre pas dans les standards. Ni esthétiques. Ni éthiques. Il y a quelque chose de rugueux, qui gratte, une énergie brute, presque brutale, parce qu’aucune forme policée ne saurait la contenir. Parce qu’elle ne saurait se laisser contenir. À nous d’accepter de se la prendre de plein fouet.
Franck Lubet, responsable de la programmation
En partenariat avec La Traverse à l’occasion de la ressortie en version restaurée de Louise l’insoumise de Charlotte Silvera le 8 décembre 2021