John Cassavetes
Est-ce à cause de son farouche et incorruptible esprit d’indépendance ? Cassavetes, dès son premier film derrière la caméra en 1958, tourné avec des acteurs inconnus et non professionnels sur ses propres deniers, se démarquera de Hollywood et, malgré deux tentatives (tentations ?) pour trois films dans l’industrie du cinéma, se tiendra à l’écart des studios. Pour ce qui est de ses films. Parce que pour les financer, ou les renflouer, il tourne comme acteur, son métier premier, dans de grosses productions (Les Douze Salopards, Rosemary’s Baby…). État schizophrénique imposé par la nécessité, par le besoin vital de créer. Acteur de studio le jour, il est cinéaste indépendant la nuit. Investissant ses cachets dans sa production. Allant jusqu’à hypothéquer tous ses biens pour un film. Tout pour la cause. Pour un cinéma qui tient de l’artisanat.
Est-ce pour cette forme de production artisanale ? Il tourne en équipe réduite, en décors naturels, voire chez lui, avec ses proches, dans un esprit de famille – Gena Rowlands, son épouse et muse, ses amis, Peter Falk, Ben Gazzara, Seymour Cassel, et lui-même, que l’on retrouve de film en film – donnant un côté home movie à son cinéma, brut de décoffrage, un sentiment de vérité et de proximité incomparable. Comme pris sur le vif. Le réalisme américain.
Ou bien est-ce pour cette proximité qui touche à l’intime jusqu’à saisir et rendre la profonde solitude des êtres ? Qu’ils soient actrice ou mère au foyer, mari ou patron de club, jazzman ou fan de Humphrey Bogart… Proximité avec des personnages à vif, écorchés, saisis dans leur existentialisme et leurs névroses qui nous renvoient inexorablement aux nôtres. Chez Cassavetes, nulle inféodation à l’action telle qu’on l’entend et l’attend habituellement du cinéma américain. Cassavetes s’attarde sur ce que l’on appellerait des temps morts au cinéma. Il travaille sur les temps entre les actions, sur des moments qu’il ne craint pas d’étirer. Il crée une temporalité extra-cinématographique, empruntée à celle de la vie, de tous les jours et de tout un chacun, et qui nous amène à voir se confondre acteurs et personnages et à nous confondre à eux, en eux. Certainement la meilleure mise en pratique des préceptes de l’Actors Studio.
Une proximité qui passe par celle de la caméra, toujours au plus près des acteurs, plus aux aguets qu’à l’affût, à l’écoute des mouvements des comédiens qui sont comme des cœurs qui battent. Les gestes, les mouvements des acteurs, l’expression corporelle étant le cœur de récits montés en séquences sans réels débuts ni fins (mais tournées chronologiquement, principe du système cassavetesien pour chercher et atteindre l’émotion la plus pure possible). Caméra portée et usage de longues focales, tout en offrant liberté au jeu, ajoutent, ainsi que le grain particulier de l’image que l’on trouve habituellement dans le documentaire, à cette recherche de justesse et de vérité. Des personnages à vif pris sur le vif.
Est-ce enfin parce que, malgré de rares succès, la plupart de ses films ont été des échecs commerciaux ? Refusant les modes ou de se plier à des règles narratives, à ce que le public de son époque pouvait attendre d’un film. Symbole de son intransigeance artistique, il pouvait passer des mois, voire des années, à monter et remonter ses films, parfois même alors qu’ils avaient déjà été projetés, cherchant inlassablement quelque chose de plus fort que le cinéma. Est-ce cette méfiance / défiance à l’égard du mainstream qu’il a développées ? John Cassavetes a acquis de son vivant le statut de cinéaste maudit. Il le conserve encore. Inégalable. Figure tutélaire d’un cinéma américain indépendant vraiment et totalement indépendant.
Ou ne serait-ce pas simplement pour toutes ces raisons que le cinéma de John Cassavetes, trente ans après sa mort, reste toujours aussi puissant et prisé ? Parce qu’il est la marque d’un véritable auteur indépendant des studios, reconnaissable entre tous et inimitable. Un style qu’il a façonné. Un style tel que Proust le définissait, à savoir que « le style n’est jamais un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres ».
Franck Lubet, responsable de la programmation