Matías Piñeiro – Cinélatino
Depuis une quinzaine d’années maintenant Matías Piñeiro déroule une œuvre d’une cohérence rare. Et pourtant, si ses films écument les festivals, son cinéma reste confidentiel. Comme un secret. Un jardin secret qu’il n’appartiendrait qu’à des initiés de l’arpenter. Secret jalousement gardé ou faille d’un marché du cinéma qui ne sait plus bien faire le sien, justement, de marché ? Peut-être ne sait-on pas sur quel étal le ranger, tant ses films ne peuvent se résumer à un synopsis. Tant ils ne sauraient se réduire à un « qu’est-ce que ça raconte ? », à un « ça parle de quoi ? ».
Les films de Matías Piñeiro ne parlent pas. Ils sont pourtant très bavards, amoureux des mots. Mais ils ne parlent pas. Ils disent. Ils lisent. Ils répètent, sans se répéter, comme des acteurs – ici il s’agit plus particulièrement de comédiennes – cherchent la voix d’un texte dans ses possibles variations, cherchant un sentiment plus qu’une émotion. Et l’on y retrouve une vérité, dans le jeu et l’artifice, telle qu’on ne l’avait plus ressentie depuis Jacques Rivette et Éric Rohmer. On y retrouve un sentiment de fraîcheur, cette légèreté profonde que la Nouvelle Vague avait insufflée en son temps au cinéma, qui, par l’amour du jeu, met de l’art dans la vie et vice versa.
Matías Piñeiro s’est lancé, depuis Rosalinda (2011), dans un projet qu’il appelle « shakespeariade », à partir et autour des comédies de Shakespeare qu’il se réapproprie plus qu’il ne les adapte. Des variations à partir des textes et des personnages féminins du dramaturge qu’il récrit dans une forme de mise en abîme kaléidoscopique avec une troupe fidèle de comédiennes dont María Villar et Agustina Muñoz, présentes dans tous ses films et simplement exceptionnelles dans leurs incarnations (plus que des interprétations). Ainsi ses films portent-ils pour titres les noms de personnages féminins de Shakespeare. Ainsi derrière les personnages qu’il emprunte à Shakespeare nous délivre-t-il de sensibles et sensuels portraits de femmes. Des femmes composant avec les inconstances de l’amour et libres dans un rapport au monde où le théâtre, et plus largement la littérature, est une manière de l’aborder.
Les mots, à travers le théâtre et les livres, et les actrices (les hommes ne sont pas absents, mais secondaires) qui les disent, sont au cœur de son cinéma. Mais il ne faudrait pas, par un mauvais raccourci, l’aborder comme un péjoratif théâtre filmé. Au contraire, le cinéma n’y est que plus présent. Dans la manière dont la caméra, complice, accompagne les comédiennes dans de longs plans fluides, leur laissant le temps et l’espace de circuler dans le plan et de faire circuler la parole, d’être dans l’échange – c’est-à-dire de littéralement l’habiter. Cinéma encore, et plus que tout, dans la manière de mener le récit, fait de trous, de sauts, d’ellipses et de digressions, bref qui refuse la linéarité et le tout explicite. À la tentation actuelle qui demande à un film de raconter quelque chose, le cinéma de Matías Piñeiro oppose le plaisir de rencontrer des personnages à un moment de leur vie, saisis comme un portrait en peinture. Des portraits animés. En mouvement. Mouvants.
Cette plasticité du cinéma de Matías Piñeiro – sans parler de Todos mienten où il était question de réaliser des reproductions (de vrais faux tableaux) – s’est faite plus visible dans ses derniers films : Isabella qui travaille la couleur comme un véritable élément de mise en scène et Sycorax dont certains plans par un jeu de surimpressions extrêmement précis pourraient être exposés dans une galerie d’art comme des pièces d’une installation. Effet de surimpressions qui ouvrait déjà Hermia y Helena, dans un plan où l’on brûlait des cartes postales – des images – qui donneront plus loin dans le film une œuvre de collage – une autre image. Matías Piñeiro est peut-être le premier artiste surimpressionniste.
Et cette manière visible de chercher par la surimpression le moment où se fond un « l’un dans l’autre » parcourt par l’invisible son travail de mise en scène avec ses comédiennes. À quel moment passe-t-on de la répétition au jeu, de Shakespeare à Piñeiro, des personnages aux actrices ? La frontière devient floue, brouillée, comme enivrée. Débarrassée des points de suture qui rendent habituellement difficile la greffe entre le théâtre et le cinéma. Matías Piñeiro opère un cinéma de fusion. D’infusion plus que d’effusions. Et il est temps de le consommer.
Franck Lubet, responsable de la programmation
Rétrospective présentée en coproduction avec Cinélatino et en partenariat avec Cahiers du cinéma