Télévision & Expérimentation
Une autre histoire de la télévision. Une histoire méconnue, pour ne pas dire oubliée. Une histoire inattendue, quand le tube cathodique tenait du tube à essai. Quand télévision rimait avec expérimentation. Celle d’une époque où des utopistes comme des savants fous, loin de la philosophie du temps de cerveau disponible vendu à des annonceurs, pensaient que la télévision pouvait être le médium d’une éducation populaire, le canal d’un partage de savoirs qui passerait par une forme d’empirisme réclamant un retour, un échange, appelant à une véritable communication. L’histoire d’une autre télévision, qui serait aussi celle d’un autre modèle sociétal où l’on donnerait à penser, à poser un regard sur le monde et la société tout en disséquant les mécanismes des moyens d’expression à travers lesquels il est filtré.
Une histoire qui est surtout celle du Service de la Recherche créé en 1960 et dirigé par Pierre Schaeffer (génial touche-à-tout, inventeur notamment de la musique concrète), restructuré en 1974, avec la dissolution de l’ORTF et la création de l’INA, sous l’appellation de Direction des Programmes de Création et de Recherche (DPCR), active jusqu’à la fin des années 1990 et le départ à la retraite de Claude Guisard, producteur inspiré qui la dirigea pendant près de vingt-cinq ans. Imaginez une entité presque autonome au sein d’un organisme d’État, une sorte de département occulte constitué d’hommes et de femmes que l’on voit comme des farfelus et dont on ne sait pas très bien ce qu’ils font ni à quoi ils servent. Ils cherchaient la télévision de demain.
Sous leur égide, la télévision française a été un véritable laboratoire d’expérimentation, lieu de recherches de nouvelles formes audiovisuelles et d’interrogations sur les interactions possibles entre regardeurs, regardés, regardants. Émissions conceptuelles, animation, art vidéo, films-essais, leurs champs de recherches, mêlant innovations technologiques et quête d’un renouvellement artistique, ont ouvert un champ des possibles dont l’influence peut encore se mesurer dans la création contemporaine. Cette histoire est celle d’un Outepo, pour Ouvroir de Télévision Potentielle.
On leur doit Les Shadoks, désormais passés dans la culture populaire (pourtant loin de faire l’unanimité au moment de sa diffusion en 1968), mais qui ne doit pas occulter le travail de défrichage mené par le Service de la Recherche et la DPCR sur l’animation, explorant et expérimentant dans ce domaine pour donner des films majeurs débordant largement de la lucarne.
On connaît les grands noms du cinéma qui y ont fait leurs premières armes, ou y sont passés pour expérimenter un moyen d’expression que l’on considérait alors comme un nouvel art (proche, mais différent du cinéma) : Chris Marker, Chantal Akerman, Coline Serreau, Jean Eustache, Philippe Garrel, Claude Chabrol, Raoul Ruiz, Marguerite Duras, et bien d’autres.
On connaît moins, voire pas du tout, les émissions expérimentales qui tiennent de l’enquête sociologique. À vous de jouer, où après avoir recueilli les témoignages et critiques de téléspectateurs sur les programmes qui leurs sont proposés, Jean Frapat (autre grande figure de ce Service de la Recherche) invite un groupe de jeunes à réaliser leur propre émission. Vocations, émission où une personnalité invitée est confrontée aux variations de son propre discours en fonction qu’elle se pense ou pas filmée. Réalité-fiction, qui met en regard la parole directe d’un quidam avec sa mise en scène par un cinéaste qui la détourne fatalement en se la réappropriant.
La production du Service de la Recherche et de la DPCR est extrêmement riche, qualitativement et quantitativement. Nous avons voulu en montrer la diversité, proposant films de fiction et documentaires, longs et courts, essais et émissions concepts, interludes ludiques et expérimentaux, mais nous avons dû aussi faire des choix. Il manquera de très belles pièces, mais celles retenues ici offriront une incroyable aventure, un voyage historique, sociétal, ludique et artistique. Quelque chose de la découverte d’un continent perdu.
Franck Lubet, responsable de la programmation
Rétrospective présentée en coproduction avec l’INA