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Dis Syrie, c’est quoi filmer la/en guerre ?

Du jeudi 05 mai 2022
au mercredi 25 mai 2022


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Depuis 2011, la Syrie est le théâtre d’une terrible guerre civile. Un conflit à plusieurs bandes dont il est difficile de résumer ici les multiples belligérants et revirements, ni toute la complexité. Une guerre qui aura causé la mort de centaines de milliers de personnes (victimes de combats, de bombardements ou d’armes chimiques) et l’exil de millions d’autres que l’on appelle migrants quand le mot juste est réfugiés. La Syrie des années 2010 est une véritable tragédie. Les tergiversations des démocraties occidentales, et la manières dont des puissances étrangères s’y sont livrées une guerre interposée, y résonnent comme un écho funeste à la guerre d’Espagne – un sentiment renforcé depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Une révolution avortée pour des intérêts stratégiques internationaux, et intra-nationaux, qui dépassaient le seul cadre syrien. Une « drôle » de guerre, résultat d’un jeu cynique d’alliances et mésalliances qui s’est joué sur le dos d’une population sacrifiée. Une realpolitik qui, si elle finit de signer la faillite d’un idéal démocratique, paradoxalement marque un nouveau réalisme cinématographique. Un réalisme à la syrienne.

Parce qu’en plus de dix ans de conflits le cinéma n’a cessé de témoigner de la guerre qui a déchiré le pays. De la guerre des images aux images de la guerre, il s’y est aussi réécrit, inventant de nouvelles formes de cinéma documentaire et de lutte, tirant vers l’art contemporain, utilisant les nouveaux outils de communication – Skype, YouTube, réseaux sociaux – pour rendre et se réapproprier le réel. Comme un glissement, cela commence avec ce qui devait être une fiction, une histoire d’amour, et qui devient l’histoire de jeunes gens dans leur quotidien entre révolution et guerre civile (Une échelle pour Damas). Un film dont on trouve le contrechamp dans Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum, assistant de Mohammad Malas sur Une échelle pour Damas . Comme un prolongement, les films du collectif Abounaddara, véritable groupe Dziga Vertov produisant des films tracts. Comme une révolution, l’art de reprendre des vidéos postées sur le net dans un film de montage qui interroge le cinéma et le monde, tout en redonnant une humanité poétique à des images brutes sinon brutales (Eau argentée, Syrie autoportrait). Comme un choc, le dernier plan de Still Recording , plan fixe terriblement cinématographique posé par un tir de sniper. Comme en apesanteur, la caméra hypnotique d’Amel Alzakout (Purple Sea) qui filme toute seule des jambes surnageant dans la mer, retrouvant l’inquiétude des Dents de la mer mais avec une musique plus dramatique que celle de John Williams.

Qu’ils soient professionnels ou autodidactes, des Syriens et des Syriennes ont pris la caméra, voire leurs téléphones, comme on prend une arme pour filmer la guerre, pour témoigner de leur quotidien sous les bombes, dans les ruines, pour faire la guerre aux images / clichés des reportages télé, pour dire simplement leur désir de vie. Alors que Daech par exemple a emprunté la mise en scène de ses vidéos de mort aux blockbusters hollywoodiens (voir l’analyse du toujours indispensable Jean-Louis Comolli dans son livre Daech, le cinéma et la mort), ils et elles ont régénéré le cinéma. En faisant du cinéma un outil de survie, ils lui ont redonné du vivant, rappelant que le fond nourrit la forme et non l’inverse. Dis Syrie, ça veut dire quoi filmer la/en guerre ? Ça veut dire filmer la vie par-delà la mort qui rôde. Still recording, still living. Une pure leçon de cinéma. Une pure leçon de vie.

Franck Lubet, responsable de la programmation