Marxploitation
Un spectre hante le cinéma d’horreur. Le spectre du communisme. Enfin, disons plutôt pour rester modérés, celui de la lutte des classes. Non pas un cinéma d’horreur qui viendrait de l’ex-URSS, mais bien le cinéma d’horreur américain. Un cinéma que l’on rangerait volontiers à droite de l’échiquier politique en le considérant comme réactionnaire. Et pourtant, des années 1970 à nos jours le cinéma d’horreur américain a produit des films, sinon ouvertement marxistes, très clairement anticapitalistes.
Chausse tes lunettes de soleil, camarade, et tu verras les lendemains qui déchantent. John Carpenter brocarde les yuppies reaganiens dans son excellent Invasion Los Angeles, en inversant la dialectique anti-communiste que la science-fiction des années 1950 réservait aux extraterrestres. Et peut-être te réveilleras-tu d’un coma les yeux tournés vers l’avenir, découvrant une fascinante « Dead Zone » qui te mettra face à des responsabilités que tu préfèrerais fuir. La haute société, derrière les façades de ses luxueuses demeures, se livre à des orgies qui ont dépassé le stade de la consanguinité ; elle dévore ses propres enfants (Society). Et quand, sur les traces du comte Zaroff, elle ne chasse pas les classes populaires parce qu’il faut bien se divertir un peu dans ce monde de brutes (The Hunt), elle les caste pour leur exproprier jusqu’à leur corps (Get Out) dans une forme d’esclavagisme moderne, cependant que des cerbères dégénérés, pour préserver jalousement leurs biens, séquestrent devant des postes de télévision des enfants enfermés dans des caves qui n’ont rien de platoniciennes (Le Sous-sol de la peur). Parfaitement dressés, quand bien même nous reviendrions de la mort, nous errerions dans les rayons de supermarchés comme des âmes en peine, cherchant dans un réflexe consumériste le souvenir de la civilisation qui fut la nôtre (Zombie).
Mais une sorcière peut-être, une sans-dent, en écho à la crise des subprimes, sonnera le cri de la révolte face à l’injustice sociale, traînant une banquière « Jusqu’en enfer » dans une jouissive parabole horrifique orchestrée par un Raimi des familles. Le train de la révolution serait-il en marche ? L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes, écrivaient Marx et Engels dans leur Manifeste du Parti communiste. Et on la remontera wagon après wagon, gagnés comme les plateaux d’un jeu vidéo, pour la faire dérailler (Snowpiercer). Debout les damnés de la Terre. Big Daddy est là, revenu du « Territoire des morts ». Cireux comme si la momie de Lénine s’était réveillée d’un long sommeil. Big Daddy est là, et le petit père du peuple en perdrait sa moustache. Ils foutent les jetons ces zombies, dirait un aristo moderne devant une armée de sans vie qui se lève pour prendre sa tour comme une Bastille. Ils foutent les jetons et c’est pour cela que l’on s’y identifie.
Marx et Engels écrivaient encore : « Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image ». Remplacez le mot « bourgeois » par « Hollywood » et vous aurez une définition du cinéma. Le cinéma de genre repose sur un principe d’exploitation, de thèmes, de codes, d’attentes. Son système de production est voué à un appauvrissement par la reproduction. Il n’en demeure pas moins qu’il vient défigurer l’image qu’un cinéma dominant se façonne. Transgressif, parce que populaire tout en détournant la logique de production bourgeoise que décrivent Marx et Engels, il fait de la subversion une arme politique. Toute histoire est une histoire de lutte des classes – et plus particulièrement dans le cinéma de genre. Un spectre hante le cinéma. Le spectre du cinéma d’horreur.
Franck Lubet, responsable de la programmation