Brian De Palma
Dans le cinéma classique américain il y a la bande des borgnes : John Ford, Raoul Walsh et Fritz Lang. On a toujours tendance à mettre à part André De Toth, que l’on appelle le quatrième borgne de Hollywood. Et il en va de même quelque part pour la génération qui naît cinématographiquement dans les années 1970, où si l’on considère Steven Spielberg, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola et George Lucas comme la bande des quatre du Nouvel Hollywood, Brian De Palma fait figure de cinquième Beatles. À la fois figure importante de ce Nouvel Hollywood et considéré à part, comme mineur, reconnu par la critique et le public que beaucoup plus tardivement et plus chaotiquement. Il est pourtant un des plus intéressants dans sa filiation avec le cinéma classique. Car si tous les cinéastes de cette génération sont de grands cinéphiles, la cinéphilie de De Palma est quant à elle obsessionnelle, partie intégrante et affichée de son cinéma. Non pas un cinéaste de la citation, ou un faiseur à la manière de, mais comme un mécanicien qui démonte un moteur. Et on se souviendra de la séquence de la gare dans Les Incorruptibles où il reprend la scène des escaliers d’Odessa du Cuirassé Potemkine. L’important n’étant pas dans la référence appuyée au landau mais dans ce qu’il évoque Eisenstein, maître du montage. De Palma remonte. Le temps. Sa cinéphilie. Et il démonte le cinéma.
Sa veine hitchcockienne est de ce point de vue la plus frappante. Sisters, Obsession, Pulsions, Body Double. Dans ces quatre films, Brian De Palma reprend des motifs du maître du suspense en convoquant Vertigo, Psychose, Fenêtre sur cour et Marnie, qu’il redécoupe jusqu’à les épuiser en des variations combinatoires, comme s’il cherchait à en extraire le mystère, à les démystifier, pour en comprendre et en révéler la mécanique (plus qu’il ne les détourne pour les retourner). Cinéaste par ailleurs du complot, de la paranoïa et de la culpabilité, on en vient à se demander pourquoi Hitchcock et pas Fritz Lang par exemple, les deux cinéastes offrant deux faces d’une même pièce. Peut-être parce que chez Lang la culpabilité incombe aux personnages eux-mêmes et que le cinéma est une manière de la révéler, de la percer. Alors que chez Hitchcock c’est le cinéma lui-même qui est coupable, cherchant à manipuler le spectateur comme la vérité qu’il lui donne à voir. Hitchcock en donnait les indices dans sa manière d’utiliser la technique cinématographique : montage sur-découpé dans Psychose (est-ce Norman Bates, sa mère ou la caméra qui assassine Janet Leigh ?), travelling compensé pour créer l’effet vertigo dans Sueurs froides… Une technique qui demande à être vue (qui se donne à voir) en même temps qu’elle donne à voir. Un cinéma d’indices, dont les informations ne sont pas à chercher dans le cours du récit mais dans la forme même de ce récit.
Une intuition que le cinéma de Brian De Palma va tendre à confirmer en démontant les séquences, en débusquant pour les démasquer les images. Ainsi dans Blow Out, mix du Blow Up d’Antonioni et de Conversation secrète de Coppola, la première séquence du film n’est qu’un leurre, la séquence en vue subjective (qui se termine sur une scène de douche) d’un film d’horreur fauché que regarde un ingénieur du son qui devra en faire la bande-son. Tout le reste du film sera une enquête à partir d’un enregistrement sonore, où, si la vérité se cache dans le son (à partir duquel on cherche l’image manquante), ce dernier sera aussi l’artifice plus vrai que nature qui viendra se caler sur la toute première séquence du film dans le film. De même, Snake Eyes s’ouvre sur un plan-séquence magistral (il y a des coupes mais on lui gardera tout de même l’appellation de plan-séquence) d’une douzaine de minutes que tout le reste du film s’évertuera à démonter à travers des flash-back offrant des points de vue différents de la même action. Si la vérité est dans le plan-séquence, se référant tout en le discutant au montage interdit de Bazin, De Palma s’évertue à le disséquer (à le disculper ?) par le montage. Il reprendra le principe de la multiplication des points de vue, et des supports, dans Redacted pour mettre en question l’imagerie officielle de la guerre d’Irak véhiculée par l’administration et les médias.
La vérité est peut-être dans l’image, mais c’est par le montage, par ricochet, qu’on la trouvera pour en démonter les pièges, en voyant et revoyant des séquences dont le point de vue peut changer. Ou si le cinéma est témoin, il est coupable d’être un témoin faillible. D’où la difficulté des personnages eux-mêmes à être témoin et à témoigner justement : Michael J. Fox dans Outrages, pétri d’un sentiment de culpabilité, à la fois de n’avoir pas empêché la barbarie de ses camarades, puis de les dénoncer. Travolta dans Blow Out, à qui on refuse le statut de témoin oculaire et qui deviendra un acteur audio. Craig Wasson dans Body Double, témoin trompé par une mise en scène dont il est lui-même un acteur. Tom Cruise dans Mission : Impossible, témoin impuissant et manipulé de l’élimination de son équipe et qui devra en remonter le fil(m). Etc. Jouant en permanence avec les faux-semblants qui font les coutures du cinématographe, le cinéma de Brian De Palma déploie l’idée plutôt séduisante que la vérité n’est finalement qu’un semblant faux qu’il faut polir du regard jusqu’à le rendre transparent. Et pour cela tout film se doit d’être un démontage de lui-même, témoin-acteur et acteur-révélateur de sa propre duperie.
Franck Lubet, responsable de la programmation