Spanish noir
Depuis le début des années 2010, une nouvelle vague espagnole déferle sur le cinéma policier et arrose le cinéma international de ses perles noires. Groupe d’élite, La isla mínima, Que Dios nos perdone, El reino, Pas de répit pour les damnés… pour les titres les plus connus. Rodrigo Sorogoyen (à qui l’on doit aussi la série Antidisturbios), Alberto Rodríguez ou Enrique Urbizu, pour ne citer que les réalisateurs qui se cachent derrière ces gros titres du Néo-noir telle qu’on appelle cette vague de l’autre côté des Pyrénées. Néo-noir, car il s’agit bien du renouveau d’un genre, le policiaco, moins connu que le film noir américain, le polar français ou le poliziottesco italien, mais qui constitue une véritable tradition du cinéma espagnol et recèle quelques incroyables trésors à découvrir de toute urgence.
Cela commence dans les années 1950 avec ce que les critiques et les historiens du cinéma espagnol appellent le Spanish noir. Des polars secs qui n’ont rien à envier aux petits chefs-d’œuvre de la série B américaine par leur inventivité. Esthétiquement, si certains, comme Jess Franco encore dans sa période wellesienne, travaillent une lumière expressionniste et des cadrages tarabiscotés, on est plutôt du côté des films de gangsters et G-Men de la Warner des années 1930-1940 par la recherche d’un réalisme social (ici un noir et blanc documentaire qui descend dans la rue). On retrouvera d’ailleurs, comme pour les films de la Warner, des cartons de mise en garde contre la délinquance ou de louanges aux forces de police. Parce que si la Warner devait se prémunir de la censure démocratique du code Hays, le Spanish noir devait se soumettre à celle, dictatoriale, du franquisme (on verra le parallèle ironiquement, ou cyniquement, selon).
Le Spanish noir
s’offre comme
le néoréalisme espagnol.
La force de ces films des années 1950-1960 réside d’abord dans la solidité de leurs mises en scène. Le final de A tiro limpio est à mettre à la hauteur de celui du White Heat de Raoul Walsh. Le braquage d’ouverture de El cerco est d’anthologie, comme le reste du film bâti en implacable souricière en fait un film noir exceptionnel. Mais cette force éclate également dans la manière de filmer les « invisibilisés » du régime (pauvres, délinquants, marginaux, lumpenprolétariat auxquels la dictature refuse toute existence). Des rues madrilènes de El expreso de Andalucía aux docks barcelonais de A tiro limpio, la caméra, tout en faisant la part belle aux forces de l’ordre, saisit une réalité rare de la vie de la rue. Le Spanish noir, en plus des codes du film de genre, s’offre comme le néoréalisme espagnol.
Si les années de la transition démocratique, après la mort de Franco (1975), voient se développer le cinéma quinqui (genre de polar social autour de la délinquance juvénile que nous avions exhumé dans l’édition 2017 du festival Cinespaña) et le giallo venu d’Italie – voir ici l’étonnant et inclassable La Semaine d’un assassin d’Eloy de la Iglesia – le vrai tournant démocratique du policiaco se fait au début des années 1980 avec El crack, polar hard boiled en mode Dirty Harry, et El arreglo, thriller paranoïaque aux accents de polar politique transalpin. Comme un trauma des années de dictature, les méthodes policières, irréprochables dans le Spanish noir des années 1950-60, s’exposent désormais dans leur brutalité et leur corruptibilité. Démocratie gangrénée par des années de dictature ou signe d’une démocratie en bonne santé qui peut jeter un regard critique sur ses autorités judiciaires ? Comme un écho à Brigada criminal, qui ouvrait le Spanish noir, Groupe d’élite, qui ouvrait le Néo-noir, apportera peut-être une réponse.
Bref, du Spanish noir au Néo-noir, découverte en profondeur d’un genre, le cinéma policier espagnol, traversé par une veine sociale marquée par les transformations urbanistiques du pays et toute la complexité de son histoire. Un genre passionnant de par sa singularité, son rapport à l’histoire du pays, et ses trésors cinématographiques inconnus en dehors de l’Espagne.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse
Loïc Diaz Ronda, codirecteur du festival Cinespaña