Effets spéciaux
Dans un article consacré au cinéma américain, « Une certaine tendance du cinéma américain », paru en 1986 dans le numéro 382 des Cahiers du cinéma, Pascal Bonitzer pointait comment toute signature personnelle disparaissait avec l’apparition massive des effets spéciaux. Il n’y a plus de metteur en scène, écrivait-il. Ils ont été remplacés par les effets spéciaux et le diktat du « Tout montrer ». Les effets spéciaux, précisait-il, c’est la pornographie du nouveau riche.
Aujourd’hui, les effets spéciaux sont partout et pas seulement du côté de Marvel. Ils sont surtout devenus totalement invisibles. Or, des scènes d’escamotage (disparition de personnes ou d’objets) des premiers temps du cinéma à la possibilité actuelle de pouvoir tout montrer, c’est bien la question que pose l’usage des effets spéciaux, effets visuels et autres, au cinéma : le visible. Montrer l’invisible. Visibiliser le montrer.
Aussi la programmation que nous présentons ici est une proposition de parcours pour raconter une histoire qui ne sera pas tant celle de l’évolution des effets spéciaux, techniquement, que celle du passage d’un monde à un autre, d’un état à un autre, physique ou/et mental. Projection d’un monde dans un autre, d’une réalité dans une autre, et qui pourrait être de l’ordre du rêve éveillé. Le passage d’un mode de perception à un autre, à un état de conscience qui serait de l’ordre de l’inconscient. Montrer ce qui ne peut se voir, donner à voir sans rien montrer, jusqu’à tout montrer pour ne plus rien voir.
De la révélation
de l’invisible
et de la soustraction
du visible.
De la révélation de l’invisible et de la soustraction du visible. Une tendance certaine du cinéma à travers l’usage des effets spéciaux. Un usage qui tend vers le dépassement du réel, la matérialisation d’un récit qui puise à l’imaginaire, à l’extraordinaire, et qui paradoxalement, pour exister, ne fait que se conformer à une certaine idée du réalisme en cinéma. Une question de représentation, d’une forme de réalisme acceptée par le public. Les effets spéciaux étant à la fois les leviers d’un effet de réel ou d’irréel appliqué au récit et la cicatrice du syndrome ontologique du cinéma : la reproduction d’un possible réel qui est avant tout un réalisme mis en scène.
Ainsi, nous sommes partis de l’Orphée de Cocteau, un film à la croisée de toutes ces questions, empruntant ses effets aux débuts du cinéma – films à trucs de Méliès, Zecca ou Chomón et cinéma d’avant-garde muet –, pour les tirer et nous plonger dans une autre dimension. Ainsi de Matrix, qui est un néo Orphée s’appuyant sur le « bullet time » lui-même inspiré de la chronophotographie, usage d’un précinéma qui cherchait scientifiquement à analyser les mouvements invisibles à l’œil nu. Ainsi d’Alien qui n’a pas oublié les leçons de Val Lewton et Jacques Tourneur. Ainsi de Shutter Island qui porte dans sa séquence d’ouverture – la manière dont l’éclairage révèle un effet de transparence hitchcockienne qui n’a plus cours au moment de la réalisation du film – le signe que quelque chose cloche dès le départ dans le récit. Ainsi de Terminator 2 où l’on voit littéralement la lutte de l’animatronique contre l’image de synthèse ou Jurassic Park qui au contraire en fête les noces. Ainsi de la disparition physique de l’acteur dans L’Homme invisible et de la renaissance de l’Homme dans une réalité quantique à l’aube crépusculaire de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Plus que la signature d’une disparition de la mise en scène, les effets spéciaux ne seraient-ils pas, alors, plutôt un signe de mise en scène ? Une figure de style au service d’un récit, plus qu’un outil asservissant le récit. Une poésie de l’action. Voire une poésie à l’action.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse
À lire : le supplément « Effets spéciaux » de 16 pages réalisé par La Septième Obsession, daté janvier-février 2023. Date de parution en kiosque : 5 janvier 2023