Femmes fatales
… Fatalement femmes. Le drame de ma vie, disait Rita Hayworth, c’est que les hommes se couchent avec Gilda et se réveillent avec Rita. Marquée à vie par cette image d’une chevelure cascadeuse tombant sur une robe fourreau noire, retirant de ses bras de longs gants comme des bas. Les GI’s qui pratiquaient des essais nucléaires baptisèrent leurs bombes de son nom. Ce qui amena Raymond Borde, spécialiste du film noir avant de fonder la Cinémathèque de Toulouse, de la surnommer « bombe anatomique ». Une bombe, sexuelle. Une bombe… Dans La Dame de Shanghai, Orson Welles, contre la Columbia qui l’employait, lui coupa ses longs cheveux roux avant de les teindre en blond. Et puis, dans un final d’anthologie dans une galerie de miroirs, il en brisait les images multipliées jusqu’à la névrose. La délivrait-il de son image ? Tuait-il Gilda pour libérer Rita ? Cassait-il l’image de star, réifiée, fabriquée et entretenue par le studio, pour révéler la femme ? Démythifiait-il la pin-up pour donner à voir l’actrice ? Ou geste égoïste du wonder boy défiant l’industrie, voire le dépit d’un homme envers sa future ex-femme (ils sont alors en instance de divorce) dont le personnage est abandonné agonisant au sol ?… Fatalement femme… Femme fatale : personnage à faire des actrices des stars ou cages dorées de femmes réduites à une image ?
Fatalement femmes.
Fatalement noir.
Le film noir est un genre qui fit florès dans le cinéma hollywoodien des années 1940-1950, déclinaison d’un cinéma policier marqué par le fatum. Une esthétique héritée du cinéma expressionniste pour un récit généralement mené en flash-back par une voix off qui annonce dès le début que l’histoire finira mal. Le film noir rompait avec l’absolutisme du héros positif, s’attachant à des personnages cabossés par la vie, plongeant sciemment ou inconsciemment dans des situations inextricables qui les mèneront inexorablement à leur perte. Il y a quelque chose de sadique dans le film noir, comme une bande d’enfants hilares s’amusant de la lutte à mort entre des scorpions et des fourmis rouges qu’ils ont piégés dans une arène miniature (cf. la scène d’ouverture de La Horde sauvage de Sam Peckinpah). Un contrat tacite entre auteurs et spectateurs sur lequel les personnages seront des marionnettes poussées à s’entretuer, des jouets manipulés par des démiurges. Quelque chose de la tragédie antique dans laquelle la fatalité tient un rôle central.
La femme fatale en est un personnage prépondérant aux côtés des braqueurs bras cassés et autres assureurs pas très prévoyants. Un personnage ambigu, sinon complexe, à la fois moteur, vecteur, et victime, de cette fameuse fatalité. Un personnage archétypal qui a fait le succès du genre, et des actrices qui l’ont incarné, mais que l’on regardera nécessairement aujourd’hui avec un autre œil. Fortement sexualisée, la femme fatale est-elle la projection fantasmée d’un désir masculin ? Une proie du fameux male gaze ? Ou l’incarnation d’une féminité offensive en lutte avec le patriarcat ?… Dans une Amérique réactionnaire en plein maccarthysme, la femme fatale résonne d’une indéniable parenté avec la figure de la sorcière, à la fois symbole et bouc émissaire d’une féminité maligne (dans les deux sens du terme : intelligente ou maléfique). Fatalement condamnée. Fatalement femme.
Comme tout archétype – et c’est ce qui est intéressant avec les archétypes – c’est un personnage qui offre des variations, débordant une définition basiquement négative de femme manipulatrice et vénale, sinon vénéneuse. L’important se situant dans les motivations des personnages plus que dans leurs actes. Des femmes fatalement femmes, plus qu’un simple personnage féminin aux contours figés. Comme tout archétype, pourtant, le terme a fini par caractériser tout personnage féminin du film noir. Nous l’avons pris ici, au contraire, au pied de la lettre, dans ce que les personnages ont de tragique, distinguant le personnage trouble de la femme troublante (d’où pas de Lauren Bacall ou de Laura), comme un sous-genre du film noir. Fatalement noir.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse