Nicholas Ray
Pourquoi revoir Nicholas Ray en 2023 ?… Pas parce que c’est l’anniversaire de sa naissance ou de sa mort. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Nicholas Ray : 1911-1979. Parce que c’est bien alors ?… Voilà qui n’est pas une si mauvaise raison. Godard ne disait-il pas : « le cinéma, c’est Nicholas Ray » ? On reverra alors Nicholas Ray pour le cinéma. Pour retrouver du cinéma.
On repensera à La Fureur de vivre, aux Amants de la nuit, à Johnny Guitare. Comme un Traquenard, on redécouvrira le cinéma Derrière le miroir d’une Amère victoire. On dira, Nicholas Ray c’est l’incarnation de l’artiste broyé par le système, le Rimbaud du septième art. On dira, c’est la révolte, la jeunesse, la violence, la fulgurance. On verra une ode aux désaxés, aux inadaptés d’une société qui ne veut pas d’eux. Et l’on s’y reconnaîtra. On vivra la vulnérabilité comme une force. Fatale, mais intense. Et l’on trouvera dans l’échec le goût de la victoire. Les personnages de Ray sont voués à l’échec. Il a lui-même échoué, détestant tous ses films. Mais comme disait le Duel dans la boue de Richard Fleischer : « l’important n’est pas ce que l’on réussit, mais ce que l’on rate ». Et Nicholas Ray a magnifiquement réussi ce qu’il a raté.
Nicholas Ray, c’est le cinéma à l’état pur via une fascination pour Hollywood comme un moulin à vent à terrasser. Mirage. Un mirage. Mais dans mirage il y a imager. Et c’est le pouvoir de la mise en scène. Bien plus que les fêlures, du personnage et de ses personnages, au-delà des sujets, ce qui frappe en premier en revoyant ces films, c’est combien la mise en scène tient de la mise en évidence des procédés narratifs classiques. Ou comment la mise en évidence de ces procédés tient la mise en scène.
Et Nicholas Ray
a magnifiquement réussi
ce qu’il a raté.
La scène de la cuisine dans In a Lonely Place (Le Violent) est à ce titre remarquable. Bogart, qui prépare le petit déjeuner, commence symboliquement la scène en redressant la lame d’un couteau à agrumes faite justement pour être courbée, avant d’expliquer à Gloria Grahame ce que doit être une bonne scène d’amour : pas des amoureux qui se disent qu’ils s’aiment, mais une scène comme ils sont là, anodine, mais dont quiconque serait spectateur verrait combien ils s’aiment. Or la mise en scène de Ray, par l’occupation de l’espace, les déplacements des comédiens, les gestes et les regards, nous dit tout le contraire, faisant de ce qui devrait être une scène d’allégresse une scène de très forte tension, une scène de bascule. Voir encore la scène d’exposition, sur un jeu à trois bandes entre Vera, Johnny et Dancing Kid, dans Johnny Guitare. Une séquence dont il donnera une variante dans Amère victoire. Chez Nicholas Ray, le langage est toujours double. La mise en scène en dit plus que le dialogue. Elle ne le redouble pas, elle le dédouble. On voit le film raconter. On y voit le cinéma à l’œuvre.
L’autre grande raison de revoir Nicholas Ray, c’est le traitement de la temporalité de l’action. Chez Ray, l’important est dans la fidélité aux émotions et pour cela les détails matériels se plient au rythme du film. Chez Ray, le temps de l’action n’est pas subordonné à une temporalité psychologique vraisemblable. C’est le tempo de l’émotion. La Fureur de vivre déroule en une soirée, une matinée et une nuit, une action qui dans la vraie vie prendrait des mois à se mettre en place. Dans In a Lonely Place, Bogart et Gloria Grahame passent de la rencontre à l’amour, à la crainte et la violence, en moins d’un mois et le tout en quatre-vingt-dix minutes. Dans Party Girl (Traquenard), la scène du premier baiser, lancée sur la confession d’une rupture douloureuse, ne se conclura qu’après une séquence comme en insert autour d’un bouquet de roses accompagné d’un mot : « pour les plus beaux mois de ma vie ». Ray est le roi de l’ellipse et de la contraction du temps. Une des valeurs qui font du cinéma un art, plus qu’un médium pour raconter des histoires. Traduire cinématographiquement un scénario et non pas simplement l’illustrer.
Cette question de la durée et de la maîtrise de la temporalité est d’autant plus remarquable qu’aujourd’hui les films, peut-être contaminés par l’essor de certaines séries, s’allongent autant qu’ils perdent en inventivité. Ajoutons à cela cette manière très rayienne de mettre en scène chaque scène comme un climax et l’on sort de la projection avec le sentiment étrange d’un temps perdu retrouvé. Le temps du cinéma.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse