Thriller coréen
Nous avons commencé la saison avec le Spanish noir, que nous vous présentions avec le festival Cinespaña début octobre dernier. Nous la terminerons donc avec le thriller sud-coréen, tout aussi noir. Comme une parenthèse qui se referme. Deux cinématographies nationales qui se sont emparées du film noir et qui, en une vingtaine d’années, ont largement dépassé le cinéma américain jusque-là maître du genre. Deux cinématographies qui ont vu naître à travers ce genre une nouvelle génération de cinéastes vivifiant la production nationale et éclaboussant l’international de leurs talents. On se souvient encore de Parasite, que nous vous présenterons dans sa version noir et blanc supervisée par Bong Joon-ho, auréolé d’une Palme d’or au Festival de Cannes 2019 et de l’Oscar du meilleur film 2020 comme un couronnement.
Cela peut paraître incongru d’évoquer l’Espagne pour parler de la Corée du Sud, mais dans leurs histoires parallèles se croise celle du cinéma. Et il n’est pas anodin que le thriller ou film noir ait connu un tel essor dans ces deux pays depuis les années 2000. Parce que si l’Espagne a connu, après une guerre civile, une dictature militaire jusqu’à la mort de Franco en 1975, la Corée a traversé une histoire non moins sombre. Annexion et occupation par le Japon de 1910 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Séparation du pays en deux le long du 38e parallèle nord. Guerre de Corée de 1950 à 1953. Guerre que l’on peut qualifier de civile, aboutissant à la fracture du pays en deux (la Corée du Nord et la Corée du Sud) depuis 1953. Puis, pour le Sud, une République de Corée et ses régimes autoritaires, de Syngman Rhee (jusqu’en 1960), de Park Cheung-hee (de 1963 à son assassinat en 1979), de Chun Doo-hwan (de 1980 à 1988), jusqu’à l’élection de Kim Young-sam en 1992, premier civil élu président de la République depuis 1961.
Excessif et jouissif :
cadeau de fin de saison.
Ou, si le mélodrame est le genre que le cinéma adopte quand il tombe sous la surveillance d’un régime autoritaire, le thriller ou film noir est celui de l’après crise, critique ou exutoire de la période historique passée.
Mais où le film noir espagnol travaille sur les cicatrices d’une société marquée par des décennies de dictature, le thriller coréen se démarque par une violence exacerbée, explosive, qui ne cherche pas tant à cautériser des plaies qu’à les mettre à vif. Des plaies qui ne sont plus celles d’un pays divisé par une guerre civile et enfin réuni, mais d’un pays amputé d’une partie de lui-même. Aussi le cinéma noir coréen est brutal, graphiquement social et physiquement psychologique. Enlèvements, disparitions, séquestrations, incestes, membres arrachés… Le thriller coréen ne joue pas sur la corde du suspense, il tire sur la corde pour faire mal. Et, comme le côté obscur de la force, il attire. Il fonctionne comme un tourbillon attirant tout dans ses remous, à commencer par les autres genres cinématographiques. De la fable sociale, du fantastique, de la parabole politique et même de la poésie, qu’il rend comme un coup de poing dans l’estomac. De ceux qui coupent le souffle.
Il y a cette séquence dans Old Boy de Park Chan-wook. Dans l’étroitesse d’un long couloir verdâtre, dans la durée d’un plan-séquence tout en travelling latéral, Choi Min-sik, qui joue le rôle d’un type ivre de vengeance après avoir été séquestré sans raison pendant près de quinze ans, affronte une bonne douzaine d’hommes de main à coups de marteau. Cet homme avec son marteau, c’est le cinéma sud-coréen. Une cinématographie trop longtemps considérée comme le parent pauvre des deux grosses cinématographies asiatiques, japonaise et hongkongaise. La cinématographie d’une société étouffée par l’histoire et qui, en cherchant sa propre respiration, et à nous la couper, a donné au cinéma en général un grand bol d’air. Bref, le cinéma le plus excessif et le plus jouissif de ces vingt dernières années. Cadeau de fin de saison.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse