Cuerpos rebeldes
Féminismes et dissidences du genre du tardofranquismo à la Transition démocratique
Sur les 1 400 entrées que compte le Diccionario del cine español (1998) de l’Academia de las Artes y las Ciencias Cinematográficas de España, 284 entrées seulement sont consacrées à des femmes. Si l’on enlève l’écrasante majorité d’actrices, le nombre de femmes ayant exercé les fonctions de réalisatrice, scénariste ou monteuse est ridiculement faible au XXe siècle en Espagne. Le cycle que nous présentons cette année part de cette quasi absence. Il entend, avant tout, mettre à l’honneur les réalisatrices qui, sous la dictature franquiste (1939-1975), ouvrirent la voie aux talentueuses cinéastes espagnoles actuelles.
Comme le rappellent Marta Selva et Anna Solà, à l’issue de la guerre civile espagnole, « l’imposition du national-catholicisme prétendit empêcher toute velléité d’indépendance féminine. Dans le champ du cinéma, en plus des préjugés traditionnels sur les droits des femmes, s’ajouta la stigmatisation de toute ambition professionnelle ou créative ». La première génération significative de cinéastes apparaît donc seulement dans les années 1950 et se résume à deux noms : Margarita Alexandre et Ana Mariscal. Dans le contexte du premier franquisme, ces deux personnalités, dont on fête cette année le centenaire des naissances, parvinrent, non sans difficultés, à développer une œuvre.
Mettre à l’honneur
les réalisatrices
qui ouvrirent la voie
aux talentueuses cinéastes espagnoles actuelles.
La deuxième génération de cinéastes espagnoles émerge dans les années 1960, principalement au sein de l’Escuela Oficial de Cine (EOC) située à Madrid, et s’affirme durant la période du tardofranquismo et de la Transition démocratique (1969-1984). Opposée au pouvoir en place, elle se heurte de plein fouet à la censure officielle, principalement à partir de la fin des années 1960. Face à la contestation de la jeunesse, le pouvoir franquiste répondit par des détentions et par la tentative de destruction des films d’école. Comme certains de leurs compagnons d’études, ces jeunes réalisatrices virent alors leur accès à la profession entravé voire empêché jusqu’à la fin de la dictature. Durant ces éprouvantes années, celles qui n’abandonnèrent pas la profession se réfugièrent à la télévision ou dans la production clandestine de films militants (Helena Lumbreras, Mercè Conesa, Mireya Forel…).
Il faudra attendre la mort du dictateur, survenue fin 1975, pour que cette seconde génération de cinéastes espagnoles puisse accéder à la réalisation de longs métrages. « C’est dans ces années, comme l’écrivent encore M. Selva et A. Solà, qu’en résonnance avec la deuxième vague du féminisme, les femmes prennent la parole et la caméra dans des narrations alternatives qui documentent l’émergence publique de leurs luttes. Sans être toujours bien accueilli, un nouvel agenda, dans lequel le personnel devient politique, fait son apparition. »
Diplômées de l’EOC, Cecilia Bartolomé, Pilar Miró et Josefina Molina peuvent être considérées comme les principales représentantes de ce mouvement. La question de l’émancipation traverse leurs œuvres, dans lesquelles on peut déceler les échos de la Nouvelle Vague, de Richard Lester, d’Agnès Varda, de Vĕra Chytilová, de John Cassavetes ou de Chantal Akerman. À cheval entre le documentaire et la fiction, leurs films sont autant de brulots entremêlant expériences personnelles et analyses politiques autour des questions douloureuses de l’amour, de la sexualité, des rapports hommes-femmes, du machisme, de la « folie » et, plus largement, de l’aliénation des femmes dans une société patriarcale issue de quarante années de franquisme.
Dans le sillage des revendications féministes, d’autres luttes liées au genre vont s’exprimer de plus en plus ouvertement pendant la Transition démocratique du pays. Les questions gay, lesbienne et transgenre – aujourd’hui regroupées sous l’acronyme collectif LGBTQI+ – vont faire une entrée fracassante, pas toujours exempte de tentatives de récupération sensationnaliste, dans le cinéma espagnol de la fin des années 1970 et du début des années 1980. La reconquête des libertés, la fin de la censure et la libération de la parole vont ainsi trouver leur reflet dans une éclosion de films visibilisant les « dissidences du genre ».
En une vingtaine de films documentaires, expérimentaux et de fiction, « Cuerpos rebeldes » célèbre ces œuvres méconnues à revisiter d’urgence.
Loïc Diaz Ronda et Alba Paz, codirecteurs de Cinespaña
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse