Nadav Lapid
Le premier plan de L’Institutrice s’ouvre sur un pied dépassant d’un dossier de canapé. Le personnage, en se redressant, met un coup de coude dans la caméra, secouant le cadre. Puis, s’adressant à sa femme, la hélant d’un geste, met un second coup à la caméra, ébranlant de nouveau le même cadre. Dans le deuxième plan du Policier, un groupe d’hommes alignés dos à la caméra, face à un paysage désertique, hurlent chacun à leur tour leur nom à la recherche d’un écho. Du heurt et de la réplique. De l’écho et des corps.
Le cinéma de Nadav Lapid est un cinéma de contact. Et par ricochet, de surface : l’objectif de la caméra auquel les personnages se heurtent comme contre un mur transparent à franchir ; l’écran de cinéma qui est une surface réfléchissante, dans les deux sens du terme – qui renvoie une image et donne à (la) réfléchir. L’idée que l’écran de cinéma n’est pas une séparation entre le film et les spectateurs et qu’il faut donc bousculer le matériel filmique en provoquant les conditions d’un choc entre l’objet filmé et l’objet filmeur / regardeur.
Dans un film de Nadav Lapid on peut partir d’un plan, laissant à penser qu’il est le point de vue subjectif d’un personnage, pour s’apercevoir qu’il est en réalité à côté. Ici, on passe en un même mouvement du regard du personnage au regard du film sur lui. Mise en abîme / mise en lumière du cinéma comme médium. Une manière de déchiffrer un état du monde à travers les personnages. Une manière qui est le regard affirmé du cinéaste lui-même, par et avec les moyens du cinéma.
Antinaturaliste,
le cinéma de Nadav Lapid transgresse
les règles classiques
du cinema : un combart.
La première séquence de son Journal d’un photographe de mariage frappe à ce titre comme une note d’intention, une exégèse du cinéaste, à propos de son cinéma. Je ne filmais pas ce que je devais filmer et filmais quand je ne pensais pas filmer, nous dit le personnage – le tout sur des images chaotiques, comme prises par inadvertance, balayant l’espace du sol au plafond – avant de conclure, c’était complètement raté et c’est pourtant mon film qui saisit le mieux le couple : des hauts et des bas.
Antinaturaliste, le cinéma de Nadav Lapid transgresse les règles classiques du cinéma. Il pose un cadre pour mieux le contester en laissant filer le cadrage. Il déstabilise le réel par le déplacement du point de vue. Frontal, c’est un cinéma déséquilibrant qui dérange le vraisemblable et ses conventions pour fouiller, comme la poésie peut saisir, une possible vérité inaudible sinon occultée.
Cette vérité, c’est celle d’une démocratie malade (la société israélienne, mais elle résonne avec la nôtre) à laquelle se confrontent des personnages en quête de pureté : une jeune révolutionnaire (Le Policier), une institutrice (L’Institutrice), un exilé (Synonymes), un cinéaste (Le Genou d’Ahed). Des personnages qui ne pourraient faire qu’un – tous les garçons s’appellent Yoav ou Y – à des moments différents de la vie. Des personnages qui sont tous à leur manière, et dans leur complexité, une partie du cinéaste (Nadav Lapid puise dans ses propres histoires). En écho les uns des autres. Un écho du regard du cinéaste. Un regard qui se heurte au monde et qui cherche en retour, en heurtant le cinéma, un écho à ce qu’il voit, un écho du monde.
Le cinéma de Nadav Lapid est un cinéma qui part du principe que la poésie est un sport de combat tout en se demandant si le combat politique n’est pas avant tout une affaire de forme. Du combart.
Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse