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Sorties d’usine

Du jeudi 11 janvier 2024
au mercredi 13 mars 2024


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28 décembre 1895, au Salon indien du Grand Café à Paris, les Frères Lumière organisent la première projection publique – payante – d’un programme de courts films de leur fabrication. Ou la naissance officielle du cinéma comme expérience cinématographique collective (et commerciale). Une invention sans avenir, disaient les Frères selon Godard ; mais qui ouvrait un à-venir qui ne serait pas sans invention. Au programme de cette séance historique, un film de moins d’une minute : Sortie d’usine. Un plan fixe dans lequel on voit des ouvrières et ouvriers sortir de l’usine Lumière à l’heure de débaucher. Une vue qui augurait dès le départ des rapports étroits qui lieraient le cinéma et le monde de l’usine. Un art qui, par ailleurs, est aussi une industrie, dira plus tard Malraux. Ou plutôt une industrie qui est aussi, par ailleurs, un art.

Et cela commence à cette fameuse Sortie d’usine des Frères Lumière, qui en fait est multiple, les Lumière ayant tourné plusieurs vues – comme autant de remakes, ou de retakes. Des vues comme des prises pour obtenir la bonne séquence. De la première, filmée véritablement sur le vif à la sortie des ateliers mais qui s’arrête en pleine action, à celle qui sera montrée au Salon indien, débutant et se refermant par l’ouverture et la fermeture de la porte de l’usine comme une entrée et une sortie de plan. Une vue tournée un jour de repos, dans laquelle les ouvriers sortent de l’usine avec leurs habits du dimanche. De la vue documentaire et de la réalité (re)mise en scène. Et surtout cette question de faire revenir les ouvriers un dimanche pour rejouer devant une caméra leur quotidienne sortie d’usine – mais endimanchés… Patrons / employés, filmeurs / filmés, dominants / dominés : le cinéma, dès sa naissance, se poserait-il sur un axiome politique ?

Lieu de travail,
l’usine est devenue
un lieu de vie
et de luttes.

Politique, vraiment ? Ou formaliste ? On le verra à travers un programme qui nous mènera des vues Lumière à ses relectures expérimentales. On se le demandera avec le cinéma d’avant-garde soviétique des années 1920, moins intéressé par le quotidien prolétarien que par les machines, fasciné par leur mouvement et leur rythme, et sur la base desquelles, à travers le montage, il va révolutionner le langage cinématographique. Le régime ne s’y trompera pas, taxant rapidement ce mouvement de « formaliste » (comprendre élitiste), avant d’imposer le réalisme socialiste : vision réactionnaire du cinéma faisant de l’ouvrier un super-héros fantasmagorique au service d’une propagande manipulatrice. Wajda, à la fin des années 1970, remettra de l’humain dans cette imagerie en déboulonnant la statue de l’homo mecanicus sovieticus. Alors qu’entretemps le cinéma militant français brouillait les frontières, soit que des ouvriers s’emparassent des outils du cinéma pour parler d’eux-mêmes de leur quotidien à l’usine (le groupe Medvedkine), soit que des cinéastes partissent à l’usine comme « établis » (Jean-Pierre Thorn qui tournera Le Dos au mur).

On peut dire que le cinéma a fait de l’usine le théâtre de son propre questionnement ontologique (se rappeler la bataille d’Hernani qui a opposé Coup pour coup à Tout va bien, ou revoir simplement Passion). Il en fait aussi son terrain de jeu (Chaplin s’appuyant sur les rouages de la chaîne pour inventer des gags, par exemple) ou un champ d’expérimentation (Lynch inventant avec Eraserhead le film indus’ comme on parle de musique indus’), jusqu’à inventer un genre pas vraiment bien famé : le film d’entreprise. Lieu de travail, l’usine est devenue un lieu de vie et de luttes. Le cinéma en fait un espace de mise en scène.

C’est ce que l’on pourra découvrir avec cette programmation qui est aussi l’occasion d’une traversée du cinéma – du muet à nos jours – à travers différents genres : du burlesque à la comédie musicale, du documentaire au mélodrame, de l’avant-garde au polar, du cinéma militant au cinéma industriel, ou du cinéma expérimental au cinéma d’animation. Un rapport de classes à travers une question de mise en forme. Sortie des usines, entrée des artistes.

Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse